Les années folles
le
sommeil.
À leur arrivée à
la maison, les Veilleux découvrirent les plus âgés de leurs fils en train de
descendre de la carriole des Hamel. Georges et Rita refusèrent poliment l’invitation
de leurs voisins de se joindre à eux pour le réveillon en prétextant devoir
rentrer pour libérer leur gardienne.
À Noël, le temps demeura clément, pour le plus grand plaisir des gens. Chez
les Veilleux, les excès de table de la nuit précédente avaient favorisé un
sommeil lourd et causé des estomacs embarrassés. Il fallut tout de même
préparer un souper de fête parce qu’Yvette avait invité un frère d’Ernest et sa
femme, Amanda. Le couple sans enfant habitait Saint-Gérard, le village voisin.
– Attends que
ma tante nous voie avec nos têtes, annonça Anne à sa sœur Céline. Elle va en
faire tout un drame.
L’adolescente
ne se trompait pas. Dès son entrée chez son beau-frère, Amanda, une femme âgée
d’une cinquantaine d’années, remarqua les cheveux très courts de ses deux
nièces, avant même d’enlever son manteau.
– Mon Dieu !
Mais qu’est-ce qui vous est arrivé ? s’écria sur un ton dramatique la
visiteuse osseuse à la langue acérée.
Elle
se tenait le cœur comme si le choc était à la limite du supportable.
– Rien, ma
tante, répondit Céline, d’une voix légèrement exaspérée. On a juste une coupe à
la mode.
La
grande femme maigre s’empressa de faire le tour de chacune des jeunes filles
avant de déclarer d’un air pénétré :
– Si ça a de
l’allure d’arranger des belles filles comme ça ! C’est un vrai péché !
– Mais on est
encore regardables, ma tante, fit Anne en arborant un petit air insolent.
– Occupe-toi
pas de ta tante, fit Julien Veilleux, le frère aîné d’Ernest. Viens me donner
un bec en pincette et je vais te dire, moi, que t’es la plus belle fille de Saint-Jacques.
Au
souper, on fit honneur au ragoût, aux pâtés à la viande et aux tartes cuisinés
par les femmes de la maison. Après le repas, on demeura un long moment à table
pour s’échanger des nouvelles de la famille et s’informer des projets de chacun.
– Je suis
content de te voir, Albert, déclara l’oncle Julien à son neveu. Je pense que ça
fait au moins trois ans que je t’ai pas vu. C’est vrai que tu restes à Montréal
maintenant. Mais sais-tu que moi, j’ai cinquante-six ans et je suis jamais allé
là, ajouta le petit homme au crâne chauve.
– On peut
mourir sans y être allé et ce serait pas bien grave, mon oncle, dit en plaisantant
Maurice, le frère mariste.
– Ouais, je
sais ben, mais j’haïrais pas ça aller voir de quoi ça a l’air, la grande ville.
Ça doit pas être déplaisant des tramways, des rues éclairées, des magasins partout.
Il paraît que maintenant, il y a même des petites vues dans des théâtres.
– C’est vrai,
reconnut Albert avec certaine fierté. Mais le plus important, c’est d’avoir l’électricité
dans notre logement. Plus de lampes à huile et même plus d’éclairage au gaz. On
a aussi l’eau courante. Plus besoin d’aller au puits ou d’aller dans des
toilettes sèches, comme à la campagne. En plus, mon oncle, vous saurez qu’il y
a des autobus depuis deux ans dans certaines rues de la ville. Ça va pas mal
plus vite que les petits chars.
– C’est du
luxe, ça ! s’écria Julien Veilleux, enthousiaste.
– On finit
par s’habituer à tout ça, reconnut le jeune homme au large visage marqué de tache s de rousseur. Mais savez-vous, mon oncle,
je pense que le plus beau, c’est le radio. Maudit que c’est plaisant d’écouter
ça, le soir, tranquille, après une grosse journée d’ouvrage. Avant, il y avait
juste CFCF, mais depuis septembre, on a CKAC, un poste juste en français.
– En as-tu un, toi ? demanda Céline, envieuse.
– Ben oui. Je
me suis acheté un Marconi l’automne passé. Je pense que c’est la plus belle
dépense que j’ai jamais faite. Avec ça dans la maison, j’ai plus pantoute le
goût de sortir le soir.
– Chanceux !
C’est ça être moderne !
Durant
tout l’échange, Ernest Veilleux ne dit pas un mot. Il se contenta de guetter en
vain un signe de regret d’avoir abandonné le toit familial chez son fils de
vingt-huit ans.
« Moderne » !
pensa-t-il, amer. Les jeunes avaient juste ce mot-là à la bouche. Ils étaient
persuadés que la vie paisible à la campagne était dépassée et sans intérêt. On
aurait
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