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Les autels de la peur

Les autels de la peur

Titel: Les autels de la peur Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Robert Margerit
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Légalement, le législatif ne pouvait toucher à l’exécutif, il fallait une assemblée munie d’un mandat spécial. Déjà, Claude songeait à cette Convention. « Sortons, veux-tu ? » dit-il.

XIV
    Dehors, malgré la pleine chaleur d’après midi, l’air leur parut presque frais. Il y avait beaucoup de monde dans la rue Saint-Honoré. On se serait cru à une fête de la Fédération, tant on coudoyait de gardes nationaux, la plupart sans la moindre trace de poudre au visage, et en uniforme parfaitement net. Ils volaient au secours de la victoire. Ou, tout simplement, ils venaient en curieux, sans autre arme que l’obligatoire briquet, certains avec une femme au bras. Le combat fini, on accourait pour voir. Les bourgeois du quartier, claquemurés depuis huit heures du matin derrière leurs volets, se risquaient maintenant à sortir. Plusieurs défenseurs du Château, ou supposés tels, égorgés et en général dépouillés de leurs vêtements, gisaient çà et là, dans la rue, sur le perron de Saint-Roch, entourés de badauds qui les masquaient. Ni Claude ni Lise ne remarquait ces victimes : ils se hâtaient. Ils avaient soif, et envie de changer leur linge trempé. Elle aurait bien voulu un bain. Il n’y fallait pas songer. Pour trouver un porteur d’eau, en ce jour !
    Ils prirent au plus court : par la rue de l’Échelle, pleine d’une odeur de brûlé. Brusquement, Lise s’arrêta. « Quelle horreur ! » s’écria-t-elle en montrant le ruisseau. Il était rouge. Du sang coulait comme de l’eau vers l’égout de la rue Saint-Honoré. Claude emmena sa femme. Mais au débouché sur le Petit-Carrousel, ils reculèrent tous deux. Des hommes plus maculés que des valets d’abattoir, les bras pourpres, apportaient des cadavres saignants. Ils en formaient des tas. Ils les empilaient comme les bûches dans les chantiers de l’île Louviers ou de l’île des Cygnes. Les corps balancés tombaient sur les autres avec un bruit mou, parfois un éclaboussement. Des curieux, au cœur bien accroché, contemplaient ce spectacle. Lise, la main sur la bouche, s’était détournée. « C’est horrible, c’est horrible ! » murmurait-elle. Claude, saisi lui aussi, lui fit faire le tour par la rue Saint-Nicaise. Là, des mares de sang séchaient, les boutiquiers rouvraient leurs volets striés, comme les murs, de traces creusées par les balles. Il y avait des vitres brisées, des réverbères en morceaux. On enlevait les morts. Le Carrousel en était encore parsemé, et l’on en sortait du Château, on en jetait par les fenêtres, on tirait dehors le monceau de cadavres accumulés dans le vestibule et le grand escalier. On ne voyait plus que ça, partout, au grand soleil : des corps, des corps d’hommes sanglants, percés, mutilés, éventrés, des chairs cireuses, des taches pourpres, de larges blessures dans lesquelles se mettaient déjà les mouches et que venaient flairer les chiens. Les bâtiments de la cour des Suisses, incendiés par l’explosion des baraques, brûlaient, menaçant l’aile gauche du Château.
    Lise et Claude avaient encore une fois fait demi-tour, incapables d’affronter pareil spectacle. Ils n’avaient plus faim, ni l’un ni l’autre, et elle ne songeait plus à un bain. Elle ne voulait même pas rentrer chez elle, rester là-haut devant ce champ de carnage. La gorge serrée, un poids sur le cœur, ils s’en allaient en silence vers la rive gauche. Dès l’angle des Quinze-Vingts, plus aucune marque de bataille. Le seul vestige des événements était, sur la place du Louvre, le crottin laissé en abondance par la gendarmerie à cheval. Des bandes de moineaux, de pigeons et de merles en faisaient ripaille. Un vieil homme remplissait sa brouette, à gestes mesurés. Par la rue des Poulies, parfaitement tranquille, Claude et Lise atteignirent le quai. On apercevait une petite foule, au bout, vers la place LouisXV et sous le jardin. Des gens, accumulés contre le parapet du Pont-Royal bossu, regardaient. On jetait des objets et des meubles par les fenêtres du pavillon de Flore. Le Château était probablement mis à sac, et il semblait que, de la terrasse, on lançât des cadavres nus qui formaient sous le mur un entassement pâle au soleil, puis on les précipitait à la Seine, dans de grands rejaillissements d’eau.
    Ces suites du combat, la fumée, c’était tout ce que Gabrielle Dubon et Claudine avaient vu, et elles n’en voulaient point voir davantage.

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