Les autels de la peur
Elles restaient dans le fond de l’appartement. Dubon leur avait fait dire par un sectionnaire qu’on tenait la victoire, que tout marchait bien, qu’elles ne se souciassent point pour lui. « Je me demande, remarqua Claude, s’il sait de quel effroyable prix cette victoire a été payée ? Même dans le Manège, on ne s’en doutait pas. La pensée ne peut se représenter chose pareille. » Laissant Lise ici, après avoir vidé tout une carafe d’eau il alla aux nouvelles du côté des Cordeliers. Il lui fallait remuer, agir pour oublier le sang, tant de victimes. Encore, songeait-il, il n’avait vu tout cela que par fragments et de loin. Il monta chez Danton. Sa femme et Lucile Desmoulins étaient là, en compagnie de Fabre, sale, dépeigné, déchiré, qui leur racontait sur le mode épique, avec sa faconde d’auteur et d’acteur, l’assaut des Tuileries. Seules chez Lucile, avec Jeannette sa cuisinière pour toute compagnie, elles avaient entendu la canonnade.
« C’était affreux, dit Lucile. On hurlait sur la place, des femmes gémissaient à propos d’un massacre. Jeannette criait comme une vieille chèvre en chargeant mon mari de tous les malheurs du temps. Impossible de la faire taire. Et Gabrielle-Antoinette qui s’était évanouie ! J’ai pu la ranimer, elle a voulu rentrer chez elle. Nous sommes revenues ici. La porte de la cour était fermée. J’ai frappé longtemps. Des hommes armés de piques passaient en criant aux armes. Le boulanger ne voulait pas nous laisser entrer par sa boutique, il s’emportait contre Danton, contre Camille. Enfin il nous a ouvert. Puis Fabre est arrivé. » Il les avait rassurées sur le sort de leurs époux, absolument indemnes. Lucile s’imaginait fièrement que son Camille, malgré sa promesse, avait bravé le danger. En réalité, Danton et lui n’avaient point quitté l’Hôtel de ville, et l’on ne s’était battu qu’autour du Château. Enivré par la victoire, jubilant sous ses airs tragiques, Fabre se souciait peu des morts. Il parlait des patriotes mitraillés, des Suisses massacrés ensuite, comme s’il se fût agi de la prise de Troie. Lucile secouait tristement la tête : « Cela est horrible ! soupira-t-elle. Nous voulons être libres, mais Dieu ! qu’il en coûte ! » Tout d’un coup, elle s’élança en s’écriant : « Camille ! » Elle avait reconnu son pas dans l’antichambre. Desmoulins était poudreux, défait mais exultant. Il balbutiait d’exaltation. Il embrassait sa femme, Claude, M me Danton. « Ah ! quel homme, votre mari ! Quel grand homme ! Il a tout entraîné. Il… il a paralysé la Cour en appelant Mandat, il a forcé l’Assemblée à suspendre le Roi, à renvoyer le ministère, à convoquer une Convention. On… on affiche présentement sur tous les murs ces décrets. Nous sommes vainqueurs et les Capets sont nos otages. Ah ! mes amis, mes amis ! Regardez ce soleil, c’est… c’est celui de la liberté ! » Claude allait répondre : Malheureusement, il y a autour des Tuileries des centaines d’hommes qui ne l’ont pas vu luire. Mais il dit tout autre chose : « Mandat ! Danton a fait venir Mandat ?
— Oui. Il a… hon, hon… été arrêté d’abord, puis tué. Cela, tu comprends, a désorganisé toute la défense de la Cour. Ce fut un coup… un coup de maître. »
Claude cessa brusquement de penser aux victimes pour songer aux événements. Au fond, il en ignorait tout. Prisonnier par hasard dans le Manège, il n’avait assisté là, se rendait-il compte, qu’aux contrecoups de la véritable action, dont la bataille elle-même semblait n’avoir été qu’une conséquence. Troublé par les violentes émotions qui avaient agité le Manège, puis bouleversé par la découverte de la boucherie, il apercevait seulement à cette heure une vérité pourtant évidente : la révolution de ce jour ne s’était faite ni à l’Assemblée ni aux Tuileries dans le combat, mais à l’Hôtel de ville. « Ah ! bah ! s’exclama-t-il. Il faut y aller, à cette Commune.
— Tu ne seras pas le seul, dit Fabre d’Églantine en descendant avec lui l’escalier peu clair. J’ai idée qu’on va y voir paraître pas mal de gens invisibles depuis hier soir.
— J’ai commis une erreur de jugement en allant à l’Assemblée au lieu de me rendre à l’Hôtel de ville, avoua Claude. Je te prie de croire que ce n’était point pour fuir le risque. Si tu avais été au Manège,
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