Les autels de la peur
occupée fort peu de temps. La séance fut levée. Il était à peine neuf heures. D’ordinaire on n’en terminait pas avant dix heures, au plus tôt. En rentrant, les deux ménages Dubon et Mounier s’arrêtèrent au café Payen, au coin du Carrousel, pour prendre une boisson chaude. Aux Jacobins, avec l’affluence, il régnait une moiteur, et dehors le vent froid saisissait. Dubon alors s’expliqua. « Je prétends, dit-il, que Danton a plus ou moins partie liée avec Brissot. Tous deux, et bien d’autres, travaillent en vue de la régence. Brissot a laissé percer le bout de l’oreille, tout à l’heure, en déclarant que si le pouvoir exécutif trahissait sa mauvaise foi la patrie aurait bientôt prononcé sur lui. Cela signifie : déchéance de Louis, avènement de son fils sous la régence de Philippe. Tous nos ambitieux reprennent successivement à leur compte le dessein de Mirabeau.
— Voyons, objecta Claude, si Danton et Brissot voulaient être l’un et l’autre un nouveau Richelieu, comment pourraient-ils s’entendre ? Il ne saurait y avoir deux premiers ministres.
— Ils s’unissent pour combattre. Une fois la déchéance du Roi obtenue, ils s’entrecouperont la gorge.
— Pour Brissot, je ne sais pas, dit Claude. Je le crois remuant et brouillon, rien de plus. Mais Danton n’est pas ambitieux, j’en jurerais. Je l’ai retrouvé tout éloigné de la politique, et très sage.
— Eh bien, vous verrez. »
Lors de la séance suivante, le 18 décembre, Robespierre à son tour répondit à Brissot. L’affluence n’était pas moins grande. On reçut d’abord un délégué de la Société constitutionnelle de Londres venant apporter le salut fraternel de celle-ci aux Amis de la Constitution. On mêla les drapeaux français, anglais et américain. On pérora beaucoup. Au moment où l’on s’apprêtait à entamer l’ordre du jour, un des secrétaires annonça qu’un patriote suisse, le citoyen Virchaux, offrait au club une épée pour le premier général français qui vaincrait les ennemis de la Révolution. Isnard se saisit de l’arme, la brandit en s’écriant avec sa fougue et son accent méridionaux : « La voilà ! Elle sera victorieuse. La France poussera un cri, tous les peuples répondront, la terre se couvrira de combattants, et les ennemis de la liberté seront effacés de la liste des hommes ! » Il allait poursuivre ses vaticinations, quand on entendit la voix sèche de Robespierre : « Je supplie l’assemblée de supprimer tous ces mouvements d’éloquence qui peuvent entraîner l’opinion, dans un moment où elle doit être dirigée par la discussion la plus tranquille. » Couthon appuya en demandant l’ordre du jour. Les débats s’ouvrirent enfin.
D’abord Isnard accorda la parole au procureur général-syndic du Département, Rœderer. « Conformément, dit-il, au précepte que vient de donner M. Robespierre, je vais discuter très froidement l’opinion sur la très grande question qui agite la Société. » Là-dessus, dressant son nez en bec de corbeau, il se lança dans un discours véhément, ponctué d’exhortations au combat contre les émigrés et les princes allemands. « Faire la guerre, c’est vouloir la paix, proclama-t-il. Il faut sonner l’attaque. Ceux qui sont indécis sont nos ennemis. » Cela dura plus d’une heure. Applaudi par les Girondins, Rœderer céda la tribune à Robespierre.
Mince et soigné dans son frac olive, tantôt relevant sur son front ses lunettes d’écaille pour lire le texte posé devant lui sur la tablette, tantôt les rabaissant d’un geste bref, Maximilien fit un long et remarquable discours. Il n’échappa point à Claude qu’il s’inspirait en partie de celui de Billaud-Varenne, et un peu même de ses propres arguments. Mais le tout était nourri d’idées bien à lui, développé, présenté avec une précision, une logique, une force frappantes. Il posa son thème : « La nation ne refuse point la guerre si elle est nécessaire pour acheter la liberté. Elle repousse tout projet de guerre qui serait proposé pour anéantir la Constitution et la liberté sous prétexte de les défendre. » Il fit le procès de la Cour, des aristocrates et de « ce parti hypocrite qu’on nomme ministériel ». Se tournant alors vers Brissot qui levait vers lui sa maigre et inquiète figure, il l’interpella : « Législateur patriote, à qui je réponds en ce moment, quelles précautions
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