Les autels de la peur
foi !…» répondit la grosse servante, perplexe.
On ne distinguait pas grand-chose dans le jour mourant. Les chariots s’étaient arrêtés devant le portail de la cour ci-devant Royale, aux vantaux défoncés. On déchargeait poutres et planches. Des gens se précipitaient dessus, les alignaient, les disposaient comme s’ils voulaient construire une estrade. Debout sur le brancard d’une charrette à ridelles, un homme semblait haranguer l’assistance. Elle lui coupait la parole avec des huées, elle l’appelait traître, le sommait de faire son métier. Il parut s’y résoudre et se mit à diriger le travail. Lise avait lu dans les journaux qu’une fête funèbre serait célébrée prochainement pour honorer les patriotes morts le 10 Peut-être était-ce les préparatifs qui commençaient. Mais alors pourquoi ces cris d’ivrognes, ces chants excités ? L’estrade, rectangulaire et peu vaste, s’élevait assez vite. Des dizaines d’ouvriers, évidemment bénévoles, y mettaient la main. Et, comme le Carrousel devenait tout à fait sombre sous le ciel encore un peu clair par-dessus les toits, on apportait des torches, la place s’illuminait autour de la plate-forme, prête maintenant. Ce fut alors que Lise aperçut dans la charrette un homme lié, la chemise sans col, les épaules quasi nues. Il s’agitait, poussait des hurlements perdus dans la clameur de la populace. Juste alors Margot, reconnaissant les deux grands bras maigres que l’on dressait, s’exclama : « Mais c’est la Louison ! On va couper la tête à quelqu’un. Ici !
— Quelle horreur ! » se récria Lise. Elle rentra aussitôt, ne voulant plus rien voir, rien entendre.
Collot se débattait et hurlait : « Je ne veux pas mourir ! » Réduit à un seul de ses valets, contraint avec lui de maintenir sur la planche le malheureux, Sanson avait réclamé un aide aux sans-culottes responsables de ces atroces extravagances. Poussé par eux, le plus turbulent des meneurs, un jeune homme, n’osa pas reculer. Il monta sur l’échafaud et s’efforça de faire bonne figure. Sanson, pesant sur les épaules du condamné, abaissa de l’autre main la lunette en criant au jeune homme de tirer sur la corde. Le couperet tomba. « Eh bien, citoyen, achève ton office, dit Sanson qui prenait sa revanche. C’est toi l’exécuteur. À toi de montrer la tête au peuple ! » Révulsé, blême, le misérable obéit d’un geste mécanique. Il prit la tête dans le sac en cuir, l’éleva par les cheveux, fit deux pas et s’effondra, mort.
Lorsque Claude rentra des Jacobins, la place était déserte, obscure. Il savait vaguement ce qui venait de s’y passer et n’y attachait pas grande importance. Il fut surpris de voir sa femme affectée par l’événement. « Je comprends que cela ait pu t’impressionner, mon amie, dit-il. Ce n’est pourtant que l’exécution d’un criminel, il ne faut pas t’en faire une montagne. » Lise aurait eu bien des choses à répliquer, mais elle ne voulait pas l’importuner de ses plaintes : il était assez tourmenté comme ça. Elle l’attira près d’elle et le questionna. « Il n’y a rien à tenter, soupira-t-il, ils comparaîtront devant la Haute Cour. »
Il était allé au club pour essayer d’intéresser les vieux jacobins au sort de Barnave, tout de même un des premiers fondateurs de la Société. Mais Claude ne pouvait en l’occurrence parler qu’au nom de l’amitié, Robespierre le lui avait reproché avec indulgence. Il restait ferme, lui (parbleu ! il avait toujours détesté le triumvirat), et au nom des principes quel argument eût-on avancé pour défendre Barnave ou Charles Lameth ? « On les accuse d’avoir provoqué la tragédie du Champ de Mars. Je ne peux pas prétendre que ce ne soit pas exact », dit Claude en frappant du poing sa main ouverte. Il se mit à marcher par la chambre. « J’ai garanti qu’ils ne méditaient pas cet holocauste, ni l’un ni l’autre. J’en suis convaincu. Cependant ils l’ont rendu fatal en mobilisant la garde fayettiste contre les républicains, on ne saurait nier cela, moi moins que tout autre, car je leur avais donné un avertissement dans le bureau de Lameth. Tu le sais. Oui, leur acharnement à soutenir par tous les moyens cette insoutenable monarchie constitutionnelle a provoqué la tuerie. Oui, ils ont fait beaucoup de mal en relevant un trône boiteux qui devait nécessairement s’effondrer dans la pire
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