Les autels de la peur
anarchie. Oui, ils sont responsables de cette anarchie et, indirectement, des massacres de la semaine dernière. Mais nous portons tous cette responsabilité, parce que tous alors : Robespierre, Pétion, Desmoulins, Brissot, Santerre, Danton, Dubon, moi aussi, nous avons tous flotté ou reculé au dernier moment devant une république. Si nous ne nous pardonnons pas nos erreurs, qui nous les pardonnera ? Toucher à Barnave, c’est toucher à la Révolution même. Qui n’accusera-t-on pas demain, si l’on accuse aujourd’hui ceux qui ont fait le 17 juin, préparé le serment du Jeu de Paume, le 14 juillet, la nuit du 4 août, le 6 octobre !
— Tu as dit ces choses-là, en plein club ?
— Non. On ne peut pas évoquer nos erreurs devant les girondistes qui nous jettent toujours à la tête les faiblesses et les fautes de la Constituante. Ce serait vouloir renforcer leurs arguments. J’en ai parlé seulement en petit comité, à Maximilien, à Antoine, à Legendre, à Audouin, et aussi à Gay-Vernon, à Bordas. Auparavant, j’avais vu Danton à sa Chancellerie. Il fera tout pour protéger Barnave, Lameth si on le prend, mais il n’y a pas moyen de leur éviter la prison. C’est, au contraire, selon lui, la seule manière de les tenir en sécurité. Il a raison, je crois. »
La position des anciens triumvirs – le troisième, Duport, était en fuite comme Charles Lameth – s’aggravait de la trahison de leur allié : La Fayette. Ce matin même, l’Assemblée venait de le décréter d’accusation en le déclarant traître à la patrie. Au lendemain du 10, informé par un de ses officiers qui, se trouvant à Paris ce jour-là, était sorti des barrières et avait couru la poste jusqu’à Sedan, La Fayette avait aussitôt pris le parti de la Constitution et du Roi. Il pensait former une fédération des trois départements des Ardennes, de l’Aisne et de la Meuse sur les dispositions desquels il croyait pouvoir compter, puis marcher avec son armée sur Paris pour rétablir l’ordre constitutionnel. L’Assemblée lui ayant envoyé des commissaires, il les avait fait arrêter par la municipalité de Sedan, comme factieux. On savait tout cela par une lettre arrivée le 17. Le principal auxiliaire de La Fayette, Alexandre Lameth, était son complice dans ce crime de lèse-nation.
« Gorsas, dit Lise en montrant le Courrier des Départements qu’elle lisait lorsque l’arrivée de la Louisette l’avait attirée sur le balcon, Gorsas les voue tous : le général, les trois Lameth, Barnave, Duport, à la même exécration. Tu as vu ?
— Oui. Il faut avouer que la situation est bien de nature à provoquer une colère aveugle. Nous nous estimions dans le plus grand péril, au début du mois. Qu’est-ce donc, maintenant ! »
Il se coucha, angoissé, et dormit mal. Au jour, une exclamation de Lise, debout à la fenêtre, le tira du lit. L’horrible machine demeurait sur la place. On ne l’avait nullement emportée mais simplement démunie de son couteau, du panier d’osier et du sac en cuir. Elle ajoutait sa sinistre silhouette à ce décor devenu déjà singulièrement lugubre avec le portail de la cour Royale rafistolé au moyen de planches, les vitres brisées à presque toutes les fenêtres du Château, les toits crevés çà et là par les boulets, les ruines calcinées des baraquements, les langues noires que l’incendie laissait empreintes sur les murs, du côté de la cour des Suisses, et partout la pierre criblée de dartres blanchâtres produites par des milliers de balles, enfin l’horloge du pavillon central morte, les deux aiguilles retombées sur six heures.
La squelettique et funèbre Louison allongeait son ombre vers le funèbre palais plein encore, disait-on, de mystères horribles, d’or caché, de sang, de fantômes ou de victimes de la barbarie. La Chronique de Paris prétendait qu’un chien suivait les architectes chargés d’inspecter le Château et se précipitait sur chaque porte comme s’il allait trouver son maître. Et le Thermomètre du Jour : « On entend aux Tuileries, sous le ci-devant appartement de M me de Tourzel, des sons plaintifs : une femme s’est évanouie à ces accents. On creuse perpendiculairement à cet endroit, mais on n’a encore rien découvert. » Le public crédule se persuadait qu’il y avait dans le repaire des tyrans des oubliettes, des culs de basse-fosse, des créatures humaines enchaînées. Sans croire à ces
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