Les autels de la peur
fables, Lise ressentait l’impression sinistre émanant du Château. Voir là, maintenant, associée à d’atroces souvenirs, cette machine qui faisait encore couler le sang sur ces pavés, c’était plus qu’elle n’en pouvait supporter. Elle le dit à Claude. « Bon, répondit-il, demandons asile à Jean et Gabrielle. Et si les choses ne changent pas, eh bien, mon cœur, nous chercherons un autre logement.
— Pourquoi n’irions-nous pas dès à présent passer quelques jours chez tes parents ou les miens ? Tu envisageais d’aller à Limoges, partons tout de suite. Nous reviendrons quand tu seras élu. Je n’aimerais pas quitter cet appartement. Il était si agréable, et nous y avons été très heureux », ajouta-t-elle en nouant ses bras au cou de son mari.
Il lui baisa les yeux, les lèvres. « Sais-tu, citoyenne, dit-il, que ton rêve est devenu réalité ? La loi établissant le divorce est en vigueur depuis hier. Je n’y suis pour rien. D’autres ont réalisé la promesse que je t’avais faite, néanmoins je ne te mentais pas, tu vois.
— C’est-à-dire que tu as lâchement profité de tout ce temps pour me rendre amoureuse de toi, monstre ! Oh ! tu es le pire des hypocrites, mon cœur ! Thérèse avait bien raison de me mettre en garde contre tes artifices. Je te hais, tiens… Je t’exècre, tiens… Je te hais…» Entre chaque mot, elle lui donnait un baiser. Il la serra contre lui, souple et ronde. Comme elle appuyait tendrement sa tête sur l’épaule de Claude, son regard rencontra de nouveau, là-bas, l’horrible instrument de mort, que l’amour lui avait fait, un instant, oublier. Elle se dégagea. « Habillons-nous et allons-nous-en, je t’en prie ! »
Les jours suivants, tombèrent au Carrousel les têtes de Collenot d’Anglemont, secrétaire de la garde nationale, accusé « d’embauchage et de participation à la conjuration du 10 août », de Laporte, l’intendant de la liste civile, de Durozoy, rédacteur de la royaliste Gazette de Paris : tous trois condamnés par le tribunal extraordinaire. Le 25, il avait acquitté le colonel d’Affry, commandant les Suisses et reconnu innocent, aux applaudissements de l’assistance approuvant l’impartialité du tribunal. Suivit, toujours sur le Carrousel, l’exécution de deux faussaires. Les fabricants de faux assignats, pullulant à Paris comme en province, ne relevaient plus du tribunal de Claude, ou des autres tribunaux de droit commun, mais de la nouvelle juridiction : le crime des contrefacteurs, qui portait atteinte à la monnaie nationale, les faisait classer désormais parmi les ennemis de la nation. L’Assemblée avait pris contre tous ceux-ci un ensemble de mesures énergiques, en tête desquelles figuraient les décrets si longtemps retenus par le veto de Louis XVI : bannissement des prêtres réfractaires – elle leur donnait huit jours pour sortir de Paris ou de leur résidence dans les départements, quinze pour quitter le territoire, faute de quoi ils seraient déportés à la Guyane –, mise sous séquestre des biens de toute personne émigrée. En même temps, elle poursuivait l’œuvre des premiers comités de législation, en instituant le mariage civil et le divorce, comme Claude l’avait annoncé à Lise. Quoi qu’il en dît modestement, il y était un peu pour quelque chose. Ses longues discussions avec Duport, Sieyès, Pétion, Larevellière-Lépeaux, à Versailles puis dans le comité de la Constituante, aboutissaient après trois ans à ce résultat qui ne les concernait plus, Lise et lui, mais qui satisfaisait ses principes. La libération de l’individu devenait enfin totale. Malheureusement, les adversaires de cette liberté menaçaient de toute part, et les moyens pris pour les combattre se révélaient peu efficaces. Marat, Hébert, tous les Cordeliers, nombre de Jacobins, enfin la plupart des sections trouvaient le tribunal extraordinaire beaucoup trop lent à frapper les ennemis de la nation. Il avait mis huit jours à prononcer cinq condamnations, dont trois auraient pu l’être en quelques instants. Pourquoi observer des ménagements avec les royalistes notoires ? À ce train, les tyrans alliés arriveraient avant que l’on eût expédié leurs complices. C’était le sentiment général, chez les patriotes, cette sourde peur des royalistes qui se cachaient depuis le 10, aidés par les monarchistes, ex-feuillants, aristocrates de tout poil. Tous unis dans leur
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