Les autels de la peur
qu’une tragédie ensanglantât la ville. Couvert de sueur glacée, il s’épongea. Il lui semblait entendre une voix crier en lui-même : « Caïn ! qu’as-tu fait de tes frères ? – Il le fallait, répondait-il. Ce sont des traîtres. » Cette assurance le calma un peu tandis qu’il rejoignait la tranquille rue SaintHonoré, pour rentrer chez lui. Là, au milieu encore de la liesse populaire, on guillotinait Bachmann. Partout, la mort. Il se détourna une fois de plus et, cherchant le réconfort d’une amitié, d’une certitude, s’en alla chez Danton dans la nuit montante où les allumeurs de réverbères promenaient leur perche surmontée d’un feu follet.
À la Chancellerie, Brissot se plaignait avec vivacité de ces massacres où, disait-il, les innocents allaient être immolés. « Pas un ! Pas un seul ! s’écria Danton.
— Quel garant ?
— Les listes des prisonniers ont été vérifiées, on a rayé tous ceux qu’il convenait de mettre dehors. Demandez à Mounier-Dupré. »
Claude confirma qu’aucun innocent n’aurait à souffrir. « Du moins, je l’espère », ajouta-t-il sombrement. Mais quelqu’un s’indignait : le D r Seiffert. Il réclamait la répression de ces abominables assassinats dont il rendait les Parisiens responsables. « Le peuple français, lui répondit Danton, a ses chefs à Paris. Le peuple de Paris est la sentinelle de la France. Ce qu’il réalise aujourd’hui, c’est la mort de son esclavage, la résurrection de sa liberté. » Et, regardant Seiffert d’un air menaçant : « Celui qui tenterait de s’opposer à la justice populaire ne saurait être qu’un ennemi du peuple. »
Claude soupira. Ces paroles, ce ton lui fournissaient la confirmation dont il avait bien besoin.
XX
Les détenus de La Force n’avaient eu, en ce dimanche, aucun motif particulier de crainte. Le train ordinaire continuait, avec les mêmes rumeurs de complot, de justice expéditive. Seule anomalie : le concierge n’avait pas fait entrer de vivres pour les repas, les prisonniers avaient dû se partager quelques maigres réserves. Brusquement, à quatre heures on les chassa des cours pour les remettre sous les verrous. Vers le soir, Weber et ses amis entendirent un bruit fort mais confus qui semblait provenir de la rue des Ballets. À sept heures commencèrent de continuels mouvements dans les couloirs : les guichetiers, accompagnés de gendarmes et de gardes nationaux, appelaient des détenus qu’ils emmenaient vers le guichet. On les voyait, dans la demi-nuit, traverser la cour. On vint ainsi chercher un des compagnons de Weber. Le porte-clefs dit qu’il s’agissait de parler aux commissaires du peuple. La soirée s’écoula. Le vacarme durait toujours dehors, et les gens emmenés ne reparaissaient pas. Weber, ayant interpellé, par le judas, un guichetier qui passait dans le couloir, cet homme déclara qu’une partie des prisonniers avaient signé leur enrôlement pour les frontières, les autres étaient transférés à l’Abbaye. Mais le ton, grave et embarrassé, de cette réponse laissa quelque doute aux six hôtes de la chambre de Condé. Néanmoins, après minuit, comme la chandelle tirait à sa fin, ils se résolurent à prendre du repos. Ils s’allongèrent sur leurs grabats sans se dévêtir.
Au quartier des femmes, M me de Tourzel, sa fille Pauline et la princesse de Lamballe étaient couchées dans la même chambre. Elles dormaient. Elles furent réveillées soudain par le claquement des verrous. La porte s’ouvrit. « Mon Dieu ! protégez-nous ! » gémit M me de Lamballe, terrifiée. Un homme parut, tenant une faible lumière. « Mademoiselle de Tourzel, appela-t-il à mi-voix, veuillez vous lever promptement et me suivre. » La jeune fille restait clouée entre ses draps. « Que voulez-vous faire de cette enfant ? demanda M me de Tourzel.
— Vous le saurez plus tard. Il faut qu’elle se lève et me suive sans perdre un instant.
— Levez-vous, Pauline, dit sa mère, et allez avec lui. Il n’y a rien à faire ici que d’obéir. »
L’adolescente s’habilla dans l’ombre en tremblant. L’homme avait repoussé la porte et posé sa lanterne au coin de la table. Il grommelait : « Dépêchez-vous ! Allons, dépêchez-vous ! » Dès qu’elle sortit de derrière son lit, il la saisit par le bras et l’entraîna, sans lui laisser le temps de baiser la main de sa mère. Elle entendit celle-ci lui dire :
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