Les autels de la peur
Saint-Antoine. Un fiacre passait, on l’arrêta, on en fit descendre l’occupant. Hardy prit place dans la voiture avec M me de Tourzel et deux sectionnaires. Deux autres montèrent derrière la caisse et deux autres près du cocher qui fut prié de mener grand train. « Je vous conduis à votre fille, vous serez avec elle dans un instant », annonça le bon Hardy. M me de Tourzel, émue aux larmes, ne savait comment lui exprimer son immense gratitude. Il répondit qu’elle ne lui en devait aucune. « Mes collègues et moi, nous avons voulu vous sauver parce que nous vous savons innocentes, vous, votre fille et M me de Lamballe. Il n’y a pas de mérite à être juste. Au demeurant, je ne me serai acquitté de ma tâche qu’au moment où M me de Lamballe sera elle-même en sûreté. » À vrai dire, il n’était pas très inquiet à propos de la princesse, sachant que non seulement le mot avait été donné pour elle aussi, mais qu’en outre il se trouvait, dans la prison et dehors, des hommes soudoyés par les soins du duc de Penthièvre pour lui ramener sa belle-fille saine et sauve.
Midi sonnait au moment où Hardy repartit en hâte pour La Force. M me de Lamballe était déjà dans le guichet, devant le tribunal. Quand on était venu la chercher dans sa chambre, couchée sur son lit, épuisée de terreur, elle avait répondu qu’elle ne descendrait pas, aimant autant mourir là qu’autre part. Un des gardes nationaux lui dit alors, tout bas : « Madame, descendez, c’est votre salut. » Surprise mais un peu réconfortée, elle obéit et le soldat la soutint jusqu’au premier guichet. L’interrogatoire fut encore plus bref que pour M me de Tourzel. Le président demanda simplement à la prévenue son identité. « Louise de Savoie-Carignan, princesse de Lamballe, répondit-elle.
— Connaissiez-vous les complots du Château ?
— Il n’y a pas eu de complots. Du moins n’en ai-je connu aucun.
— C’est bon », dit Lhuillier, satisfait. Il n’avait posé cette question, dictée d’avance par Manuel et Tallien, qu’afin de prononcer aussitôt l’innocence, et il portait déjà la main à son chapeau, quand l’un des juges, Lerguillon, un imbécile important, trouva bon de lancer : « Eh bien, jurez donc l’amour de la liberté, de l’égalité, la haine des rois et des reines.
— Je ferai volontiers le premier serment, répondit la douce Louise ; quant à la haine du Roi et de la Reine, je ne puis la jurer, elle n’est pas dans mon cœur. »
Déconcerté, furieux contre Lerguillon, Lhuillier oublia le cérémonial. « Conduisez madame, dit-il. Elle est libre. » Hardy entrait à ce moment par le corps de garde. Il entendit l’arrêt mais point le cri ordinaire qui saluait la proclamation de l’innocence. Il s’élança vers la princesse : « Quand vous serez dans la rue, criez très fort : Vive la nation ! » Elle comprit et acquiesça d’un signe. Elle était déjà entourée par les hommes responsables de son salut. Le garde national qui l’avait soutenue jusqu’ici croisait devant elle la baïonnette. Hardy ne put que suivre le groupe. La porte ouverte, M me de Lamballe, éblouie par le soleil, ne distingua rien, d’abord. La foule s’était tue à l’apparition de cette jolie femme, si gracieuse dans sa robe blanche, avec une masse de cheveux blonds sous son bonnet. Elle personnifiait l’innocence. Nicolas Vinchon, que sa curiosité, malgré les effrois et les écœurements de la veille, avait poussé ici, reconnut la princesse dont il était le fournisseur à l’hôtel de Toulouse. Il l’admira une fois de plus, et pas un instant ne songea qu’elle pût être sacrifiée. D’ailleurs, les sans-culottes qui précédaient toujours la sortie d’un innocent marchaient devant elle. Cependant, à l’entrée de la rue des Ballets, elle vit le sang, les cadavres. Comme M me de Tourzel, à son tour elle recula. Au lieu de crier : Vive la nation, elle s’exclama : « Dieu ! quelle horreur ! » Vivement, le garde national lui mit la main sur la bouche et poussa la princesse pour la sortir d’ici le plus tôt possible. Les bourreaux, debout sur le tas des victimes, n’entendant pas la clameur de mort : « À l’Abbaye », ou bien « À Coblentz », n’avaient pas bougé, mais ils prirent le mouvement du soldat pour un acte violent et s’empressèrent de prêter main-forte. Tout fut consommé en un clin d’œil.
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