Les autels de la peur
Prussien qui allait lui enfoncer sa baïonnette dans le ventre. Deux traits de sang, noir et rouge, jaillirent et retombèrent en panache tandis que le malheureux se renversait. Bernard fut saisi d’horreur. Les jambes molles, il arrêta sa monture, faillit vomir. Un enfant l’eût fait prisonnier. Heureusement tout était fini. Les Prussiens encerclés jetaient leurs armes ou levaient la crosse en l’air. Une main saisit la bride.
« Qu’as-tu donc ? Tu es blessé ? demanda Malinvaud, anxieux.
— Non, non, je n’ai rien, répondit Bernard d’une voix molle. Je viens de tuer un homme.
— Ouais ? Tant pis, que veux-tu ! On est là pour ça. Et tu es victorieux. Entends tes soldats. »
Ils se pressaient autour de lui, l’acclamaient. Il se reprit. La conscience des responsabilités lui revenait, dissipant sa faiblesse. « Vous vous êtes battus comme des lions, leur cria-t-il. Je suis fier de vous. » C’était vrai, il se sentait plus profondément uni à eux, par un lien nouveau. Mais assez s’abandonner à ses impressions ! « Mets les choses en ordre, dit-il à Malinvaud. Garde du monde sur la colline pour le cas où des renforts prussiens auraient marché au canon. Renvoie la 9 e sur le pont. Qu’elle le tienne. Le rassemblement se fera là. Il me faut voir où l’on en est de l’autre côté. » Une fois de plus, il repartit, traversa la route de Châlons. La compagnie de l’extrême droite descendait les pentes d’où elle avait soutenu de son feu l’attaque des uhlans par les dragons. Ceux-ci rassemblaient une trentaine de prisonniers, sans pouvoir, à cause de la fatigue des chevaux qui avaient fourni une course rapide pour revenir au combat, poursuivre le gros de l’escadron ennemi. Il se dérobait vers Gizaucourt, en laissant toutefois au pied des pentes une vingtaine de morts ou de blessés. « Je pense, monsieur, dit Bernard au chef d’escadron de dragons – un garçon de son âge – que notre besogne est faite et que nous pouvons rentrer ensemble au camp. Voudrez-vous bien nous éclairer et nous couvrir ?
— Assurément, monsieur. Permettez-moi, je vous prie, de vous féliciter pour votre belle manœuvre.
— Merci, répondit Bernard avec un sourire. Merci doublement. Si j’ai pu coordonner les mouvements de la troupe, c’est grâce à ce cheval que j’ai emprunté à l’un de vos soldats. »
Il le lui restitua sitôt rejoint le village, et lui donna un assignat de cent sous pour boire à la victoire. Les tambours battaient le rappel. Malinvaud rendit compte : le commandant prussien et son second étaient morts. Les effectifs d’un peu plus de deux compagnies avaient réussi à s’enfuir par la route d’Argonne. Restaient sur le terrain une soixantaine de cadavres. Le nombre des prisonniers, valides ou blessés, devait dépasser les cent cinquante. « De notre côté, poursuivit-il, nous comptons sept morts et vingt-sept blessés dont trois gravement. Nous avons détruit deux canons, nous en avons pris trois, trois voitures et un drapeau. »
Un sergent se présenta. « Colonel, voilà votre chapeau. Vous l’avez échappé belle. » Le plumet avait été coupé net par une balle ou un biscaïen qui avait traversé la coiffe.
Arrivé au camp, Bernard, à son tour, alla rendre compte. Le général Beurnonville, auquel il remit le drapeau prussien, ne lui ménagea pas les compliments. Le soir, Dumouriez en personne vint remercier le bataillon tout entier. Se mêlant aux soldats selon son habitude, il leur demanda si ses rapprochements avec l’état-major ennemi ne leur inspiraient pas de la défiance. On savait, en effet, que lui, ses officiers, son adjudant-général, Westermann, se trouvaient en relations ouvertes avec Brunswick, ses généraux, sans doute même avec le roi Frédéric-Guillaume. Dumouriez négociait la retraite des Prussiens, prétendait-il. Évidemment, mais quel pouvait être le marché ? Bernard s’interrogeait là-dessus et se méfiait. De plus en plus, le personnage lui semblait trop habile, trop insinuant. Il cherchait trop la popularité parmi les troupes, il voulait s’en faire l’idole. Il était en train d’y parvenir. À sa question, les soldats répondirent : « Avec un autre, nous serions inquiets. Avec vous, nous n’avons pas de soupçons. » La présence de Westermann et de Fabre d’Églantine apaisait un peu ceux de Bernard. Il connaissait les deux hommes comme solides Jacobins, dévoués à Danton,
Weitere Kostenlose Bücher