Les autels de la peur
comté de Nice, et ces pays demandaient leur rattachement à la République. Pendant que l’armée de Beurnonville suivait Brunswick, Custine avait bousculé les Autrichiens, pénétré dans le Palatinat, et, fonçant au long du Rhin, enlevé Spire, Worms. Il venait de forcer Mayence. Ici même, réunis au nombre de quarante mille hommes, car Dumouriez avait obtenu de Santerre la liquidation du camp sous Paris et l’envoi de ces troupes à Valenciennes, on allait fondre sur les tyrans autrichiens qui tenaient la Belgique sous le joug. Pour donner l’assaut, on n’attendait que des chaussures. Bientôt les coalisés, écrasés partout, seraient contraints à demander la paix. Avant l’hiver, on pourrait déposer les armes, rentrer chez soi, reprendre la tranquille existence du citoyen, dans la république victorieuse, assurée de son avenir.
Les équipements n’arrivaient toujours pas, et le temps pressait maintenant. Les patriotes belges faisaient savoir que Clerfayt, venant du Luxembourg, amenait un renfort de douze mille hommes aux trente mille du duc de Saxe-Teschen établis en cordon entre Tournai et Mons. Le général Valence, envoyé en pointe vers Namur, aurait dû empêcher cette jonction. Sans doute avait-il été lui aussi retardé par le dénuement de ses troupes. On ne pouvait plus attendre. Les corps se mirent en mouvement pour passer la frontière. Une seule étape eût suffi à une armée normalement équipée, il fallut deux jours pour opérer en marche une vaste conversion qui plaça en avant-garde les divisions commandées par Beurnonville, et parmi elles, le bataillon du lieutenant-colonel Bernard Delmay. Le 2 novembre, toute l’armée se trouvait en territoire belge. On s’apprêtait à bivouaquer, lorsqu’une file de fourgons verts à capote de toile apparut sur la chaussée de Valenciennes et s’allongea, s’allongea. Il y en avait plus de cent. C’était enfin les voitures régimentaires promises, avec, dedans, les souliers, les effets. Ce soir-là, les feux de camp furent des feux de joie.
Le lendemain, Bernard, rééquipé lui aussi, emmena à la recherche des Autrichiens une troupe alerte et pleine d’ardeur. Le gros de l’armée restait sur place, l’avant-garde était chargée de situer l’ennemi. On le savait tout proche, en avant de Mons. On avançait en colonnes de bataillons, espacées, avec de la cavalerie dans les intervalles. Bernard et ses hommes se trouvaient sur la chaussée de Valenciennes à Mons. Dans les champs moissonnés et dans les prairies, à droite et à gauche, ondulait le front bleu et blanc, couvert sur les ailes par des hussards. En avant, des compagnies de patriotes belges servaient à la fois de guides et d’éclaireurs. Leur général, nommé Fernig, avait pour officiers d’ordonnance ses deux filles, depuis longtemps habituées à faire le coup de feu contre les Autrichiens, dans les combats des partisans.
Les mouvements du terrain montant avec régularité vers des plateaux sombres sous le ciel gris, et çà et là des bois aux branches nues, masquaient parfois les troupes les unes aux autres. Leur avance faisait lever des corbeaux qui tournoyaient en criaillant. Soudain une brève fusillade éclata. Les éclaireurs avaient pris contact avec les postes avancés de l’ennemi. Sur la route et à ses abords immédiats, les bataillons s’immobilisèrent, tandis qu’aux ailes on lançait d’autres coups de sonde. Ils provoquaient par place des crépitements de mousqueterie appuyés quelquefois par les décharges d’une artillerie légère. Peu à peu, sur les cartes de l’état-major au quartier général, le dispositif autrichien devait se dessiner. À l’oreille, selon le plus ou moins d’éloignement des détonations, il semblait affecter une forme convexe, très longue, oblique par rapport à la route, et dont une pointe coupait celle-ci. L’autre pointe devait s’étirer à droite jusqu’aux lignes de hauteurs estompées. Du moins Bernard, simple exécutant, pas même muni d’une carte, se figurait-il ainsi les choses. Il imaginait les reconnaissances de cavalerie poussées loin sur les limites de la zone autrichienne pour en situer les extrémités. En tout cas, il y avait une certitude : on n’arrivait pas à l’improviste, on était même soigneusement attendu et les deux généraux de l’empereur avaient certainement pris toutes leurs précautions pour barrer le passage. Le forcer ne serait pas un jeu.
On attendit plus
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