Les autels de la peur
retraite et recevoir l’ennemi s’il les suivait. Mais brusquement le feu diminua, le rassemblement battait. La fusillade crépita encore par places. Il y eut une dernière décharge de petits canons, quelques détonations isolées. Puis ce fut le silence.
De toutes parts, Belges et Français sortaient des ruines. Le général de brigade, à pied, la joue noircie, car il avait fait le coup de feu comme un simple soldat, vint à Harville en secouant la tête. Il s’était efforcé de prendre la position par le flanc, attaquant à l’abri du bois, mais n’avait pu en déboucher. L’ennemi, bien à couvert, tendait un infranchissable rideau de balles et de mitraille. La fumée dissipée à présent, on découvrait ce qui avait été les rues du village, entre les restes des petites maisons dont certaines, çà et là, demeuraient miraculeusement intactes. Sur la fenêtre de l’une d’elles, un chrysanthème arrondissait ses têtes chevelues. Juste à côté, sur la pierre, rutilait une atroce fleur de sang et de débris de cervelle, au-dessus d’un cadavre au front éclaté. Ils étaient nombreux, au ras des murs, les morts en habit bleu, revers rouges, culotte blanche ou pantalon. On en voyait quelques-uns, fort peu, en uniforme gris : les Tyroliens. Il y en avait une masse, mais de vivants, qui se montraient sans crainte sur la butte du moulin et alentour, prêts, si on lançait un nouvel assaut, à replonger derrière leurs remparts d’éboulis parmi lesquels luisaient les bouches de petits canons de cuivre. Tout cela ne donnait guère envie d’aller s’y frotter à son tour, encore que l’on eût la rage au cœur. Sans opposition de l’adversaire, les sapeurs enlevaient les corps, parmi lesquels restaient des vivants. Harville et le brigadier Roustan discutaient. Enfin ils se décidèrent à la retraite.
La division redescendait vers le reste de l’avant-garde, lorsque Beurnonville accourut avec un ordre formel de Dumouriez : prendre Boussu à n’importe quel prix. On arrêta les troupes. Beurnonville, parcourant leur front, les exhorta. Elles tenaient entre leurs mains le sort, l’honneur, de l’armée entière. Bernard, quand le général arriva devant lui, s’avança et, saluant, se permit de dire, avec la liberté du citoyen : « Général, trop d’hommes déjà ont été engagés ici, trop sont tombés pour rien. Si vous vouliez bien me confier quatre pièces de 8 et deux obusiers, je me ferais fort d’enlever Boussu avec mon seul bataillon, d’ici une demi-heure au plus. »
La proposition était parfaitement révolutionnaire, à tous égards. Mettre de l’artillerie divisionnaire à la disposition d’un fantassin ! Et puis, la canonnade préparatoire exécutée avec les pièces de calibre, la suite appartenait à l’artillerie d’accompagnement. Telle était la règle enseignée à l’École militaire. Ces petits bourgeois élus officiers croyaient-ils que l’art de la guerre s’improvise ? Mais, en vérité, le lieutenant-colonel Delmay avait obtenu d’assez jolis résultats contre les Prussiens. Enfin, le général en chef ne venait-il pas de spécifier : à n’importe quel prix. Si ce prix n’était qu’une entorse aux règles, ce ne serait pas cher. « Fort bien, monsieur. Vous avez carte blanche », dit Beurnonville. « Merci, général. Je vous demanderai de n’envoyer la batterie, mais alors vivement, qu’au signal de mes tambours. »
Bernard salua de nouveau, rejoignit sa troupe et commanda : « Bataillon, par compagnies. Colonne par un. Silence aux tambours. » Il attendit que les capitaines eussent fait prendre la disposition, puis, l’épée haute : « En avant. Pas cadencé », et abaissant son arme : « Marche ! »
Très vite on se retrouva devant les ruines que l’on venait de quitter. Bernard les fit cerner du côté du bois et du côté de la route par les files d’homme disposés, dès le départ, en tirailleurs, et appuyés par cinq des canons légers du bataillon. Pour l’instant, tout ce monde demeurait hors de portée des Autrichiens toujours retranchés sur la butte. La 7 e et la 9 e compagnie, avec les quatre canons restants, prirent place à l’entrée du hameau, bien couvertes elles aussi mais fortement groupées de façon à pouvoir diriger un feu violent sur l’ennemi s’il tentait d’approcher. Pour l’instant, il ne bougeait pas, ne comprenant point ces bizarres assaillants qui se terraient avant d’être à
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