Les autels de la peur
dit Legendre, par le silence des tombeaux. » Ce qui souleva des murmures, et Claude protesta : « Non, pas de cruauté inutile. Il faut de la dignité, rien de plus. » Au centre, Defermon demanda que l’accusé pût s’asseoir. Cela fut accepté sans discussion, le président ordonna aux inspecteurs de disposer un fauteuil à la barre. Ce fut celui-là même sur lequel Louis XVI avait accepté la Constitution. Sur la proposition de Manuel, pour n’avoir pas l’air d’attendre le roi, on se mit à discuter la question à l’ordre du jour : une loi sur les émigrés.
Arrivé dans la cour des Feuillants par l’entrée dite encore royale quatre mois plus tôt, Louis XVI avait été conduit dans le cloître, dans la salle des conférences. Santerre vint avertir l’Assemblée que Louis Capet était aux portes. On poursuivit encore un moment la discussion, puis le président, Barère, la suspendit et, s’adressant au public, lui lança : « Citoyens, Louis va paraître à la barre. Souvenez-vous du silence qui l’accompagna au retour de Varennes. Le peuple a donné ce jour-là un grand exemple. Continuez-le aujourd’hui. »
Il était deux heures et demie lorsque la porte derrière la barre, au-dessous de la tribune des orateurs, en face de l’estrade présidentielle, s’ouvrit à un seul battant. On aperçut une silhouette mal distincte entre le géant Santerre empanaché, doré, ceinturé de tricolore, et un officier général de la ligne. Sur les banquettes et dans les loges de chaque côté de la barre, dans les tribunes surplombantes, on voyait mal. On se penchait, on se pressait, il y avait un bourdonnement. Au contraire, de sa place à l’angle gauche, Claude distinguait parfaitement le roi. Lorsqu’il se fut avancé jusqu’à la tablette qui lui arrivait à mi-cuisses, il se trouva dans le meilleur de la pauvre lumière. Claude ressentit un choc. Quoi ! était-ce donc là Louis XVI ! Était-ce l’homme qui, en septembre, au Temple, restait lui-même, jeune encore, avec sa dignité ventripotente et débonnaire ? À présent, cette ruine !… Claude jeta un coup d’œil vers Robespierre. Lui aussi était visiblement remué. Marat même paraissait mal à l’aise. Les députés du centre ne cachaient pas leur émotion. À droite, Vergniaud, Condorcet, Buzot semblaient bouleversés devant ce fantôme du souverain qui avait été ici, sur l’estrade présidentielle, un peu plus que l’égal du président, puis, dans la loge grillée, mis sous leur sauvegarde à tous. Et maintenant, il comparaissait dans ce pitoyable état. Non seulement cet homme ne portait plus aucun signe de la royauté, ni l’épée abolie avec la noblesse, ni le ruban rouge et la croix de Saint-Louis, dernier ordre supprimé par la Convention ; non seulement ne subsistait en lui rien du monarque, mais rien ne le rappelait lui-même. À peine encore son nez, mais plus osseux, cassé, ses yeux globuleux, au bleu à présent délavé. Il n’offrait que l’image de la ruine physique et de l’indigence. Maigri et bouffi tout ensemble, d’une graisse maladive et pâle, le teint blême, les chairs croulantes, les joues et le tour de la bouche envahis par une brouillasse de barbe blond grisâtre, le cou tombant en fanons sur la cravate, son vieil habit bleu flottant sur lui, il avait à trente-huit ans l’aspect d’un sexagénaire misérable.
« Louis, lui dit l’élégant Barère, non dénué lui non plus d’émotion, quoique pris par la vanité de jouer un tel rôle, Louis, la nation française vous accuse. On va vous donner connaissance des délits qui vous sont imputés. Asseyez-vous. »
Il ne protesta pas. Bien qu’il eût déclaré se soumettre uniquement à la contrainte en venant ici, il ne contesta pas l’autorité de la Convention. Avec une attention impassible, il écouta la lecture de l’acte énonciatif, tout en trahissant parfois cependant, par un haussement d’épaules, son indignation quand cet acte lui reprochait des intentions sanguinaires contre le peuple. Ensuite, Barère, reprenant point par point l’accusation, interrogea le monarque sur chacun des faits relevés à son endroit.
Il pouvait, à l’exemple de Charles I er dont il lisait et relisait l’histoire, refuser de répondre et se retrancher dans la majesté, l’inviolabilité royales, ou bien, au contraire, s’efforcer hardiment de justifier sa politique en s’appuyant sur la Constitution. À tout prendre, elle lui
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