Les autels de la peur
était allé dîner dans un des caveaux du ci-devant Palais-Royal, chez le traiteur Février. Au moment de partir, comme il payait au comptoir, un homme s’était approché, demandant : « N’êtes-vous pas Le Pelletier de Saint-Fargeau ? – Oui, monsieur. – Mais vous avez l’air d’un homme de bien, vous n’aurez pas voté la mort. – Je l’ai votée, monsieur, ma conscience le voulait ainsi. – Eh bien, voici ta récompense », s’était écrié ce scélérat en lui plongeant dans le cœur un coutelas qu’il tenait caché sous sa houppelande. La caissière avait entendu le bref dialogue et vu le geste sans pouvoir l’empêcher. Voilà comment les gens qui accompagnaient la victime rapportaient cet horrible forfait. On ne savait rien de l’assassin. Il s’était enfui. La caissière, revenue à elle, avait fourni un signalement très vague.
Lise, pâle, regardait fixement son mari. « Il faut aller à la Société, décida-t-il, il faut que tous les républicains se rassemblent.
— Je vais avec toi, dit Lise. Je ne te quitte plus, tu as voté comme Saint-Fargeau.
— Camille aussi, et bien d’autres. Nous n’allons pas tous subir son sort.
— Je te dis que je ne te quitte plus. Tu entends ! »
Il y avait d’autres femmes, dans leur tribune, au club, et parmi elles la citoyenne Robert. Comme Lise, elle accompagnait son mari. Saint-Just présidait. À la nouvelle du meurtre, tous les Jacobins, robespierristes ou dantonistes, par la même impulsion que Claude se ralliaient ici. Chacun à sa façon racontait ou commentait l’événement, tous avec indignation, beaucoup avec une rage sous laquelle se dissimulait mal la panique. Robespierre mit fin à ces propos démoralisateurs en déclarant : « Un député a été outragé ; laissons cela, allons droit au tyran. Il faut demain, autour de l’échafaud, un calme imposant et terrible. » On se mit aussitôt à prendre les décisions nécessaires : déléguer des frères sûrs à la Commune pour animer son zèle, avertir les quarante-huit sections d’arrêter tout suspect de complot royaliste, envoyer des commissaires à tous les corps de garde, pour tenir en main les troupes populaires. Sur la proposition de Thuriot, la Société se déclara en permanence. Les portes furent fermées. Hormis les membres chargés de mission, personne ne sortirait, de façon que les mesures prises ne pussent être connues des ennemis publics. Au nombre de ceux-ci, Thuriot comptait non seulement les royalistes mais aussi les « intrigants de la faction », c’est-à-dire les députés de la Gironde, Rolandistes ou Brissotins. Robespierre approuva en réclamant l’envoi aux sections d’une adresse où l’on dénoncerait « les manœuvres des intrigants pour anéantir les patriotes le lendemain de l’exécution ».
Pendant ce temps, Santerre, le maire Chambon, accompagnés par les principaux magistrats de la Commune et du Département, le président et l’accusateur public du Tribunal criminel, douze personnes en tout, étaient au Temple. Dans la salle du bas, aux voûtes antiques, où se réunissaient habituellement les commissaires municipaux, ils attendaient les envoyés du Conseil exécutif. Garat, successeur de Danton à la Chancellerie, Lebrun, ministre des Affaires étrangères, Grouvelle, secrétaire du Conseil, arrivèrent, fort mal à l’aise. Plutôt que Lebrun, Roland aurait dû être là, en sa qualité de ministre de l’Intérieur. Il n’en avait pas eu le courage.
« Eh bien, allons, citoyens », dit Garat.
Sans un mot, la troupe empanachée, ceinturée, barrée ou cravatée de tricolore, sauf les deux ministres en simple habit, gravit l’escalier entre les sentinelles qui présentaient leurs armes. Santerre précédait de peu les autres ; il entra dans l’antichambre et, avisant Cléry attiré par le remue-ménage, lui dit : « Annoncez le Conseil exécutif. » Louis XVI parut à ce moment. Les quinze hommes envahissaient la pièce. Il resta sur le seuil de sa chambre, Cléry près de lui. Avec les masques aux fenêtres, il y avait peu de jour. Garat, le chapeau sur la tête, le ton faussement assuré, annonça : « Louis, la Convention nationale a chargé le Conseil exécutif provisoire de vous signifier les décrets des 15, 16, 17, 19 et 20 janvier. Le secrétaire du Conseil va vous en donner lecture. » Grouvelle les lut alors, d’une voix faible et tremblante. Le dernier ordonnait l’exécution dans
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