Les autels de la peur
vidèrent des milliers de tables, sièges, secrétaires, cartonniers, encriers, lampes, des centaines de milliers de cartons, de dossiers, des millions de liasses qui s’accumulaient là depuis l’automne de 89. Pas un employé ne dormit, chacun devait assurer lui-même le transfert des pièces dont il était responsable. Les sections avaient fourni une multitude d’hommes pour aider. Les cours des couvents, la rue Saint-Honoré, la Carrière, le Jardin national, la rue de l’Échelle, le Petit-Carrousel, les cours du palais, grouillaient. Au clair de lune, à la lueur des réverbères, des lampions allumés aux fenêtres sur tout le trajet, passaient au milieu de cette fourmilière des voitures sur lesquelles oscillaient des empilements de chaises – rien que pour les bureaux des comités, il y en avait quatorze cents –, des montagnes de tables. Un tombereau qui semblait contenir le butin enlevé à une église, transportait la masse étincelante et tintinnabulante des douze cents flambeaux nécessaires à ces mêmes comités. Des bureaucrates, épaulés par les sectionnaires, tiraient ou poussaient des charretons chargés de dossiers, de registres, de piles de rapports et de papier vierge.
Au moment où Claude se rendit au Comité, un peu avant huit heures du matin, l’opération durait encore, mais à l’intérieur des Tuileries, et déjà le public habituel des tribunes, augmenté ce jour-là de nombreux curieux, attendait devant les galeries basses, dans la ci-devant cour des Suisses.
En six mois, la partie de l’ancienne résidence royale regardant le Carrousel avait considérablement changé d’aspect. Une grille, enlevée à Rambouillet, remplaçait la vieille enceinte en bois. Des files de jeunes arbres, érables, marronniers, s’élevaient à la place des baraques incendiées le 10 août et de la clôture séparant autrefois la Cour royale de la cour des Princes. Depuis peu, un tertre gazonné recouvrait, là-devant au pied de l’arbre de la Liberté, la tombe de Lazouski, mort de maladie en avril, et enterré, par décision de la Commune, face au palais qu’il avait forcé avec ses canons. La façade, elle, restait la même, simplement nettoyée des traces du feu. Une porte neuve, à deux vantaux ornés de huit mufles de lions, fermait le pavillon de l’Horloge. À son fronton, brillait en grandes lettres d’or le mot UNITÉ. Délivré de l’échafaudage dont il s’était masqué pendant plusieurs jours, le sommet du dôme à quatre pans dressait un grand bonnet phrygien d’un rouge de coquelicot sur le gris-bleu du ciel, et il en partait une longue oriflamme tricolore.
Aucune espèce de cérémonie n’était prévue pour l’installation de l’Assemblée dans son nouveau local. À neuf heures trois quarts, interrompant un exposé du savant Guyton-Morveau qui voulait créer un corps militaire pour l’observation des ennemis au moyen de ballons captifs, les membres du Comité gagnèrent par le couloir intérieur le pavillon de l’Horloge. Les députés arrivaient en nombre, du jardin, de la cour, dans le vestibule aux colonnes. Par groupes animés, ils gravissaient l’escalier du 10 août. Les couronnes, les fleurs de lis et les sceptres formant les entrelacs de la rampe avaient été transformés au marteau en casques et en piques. La chapelle, dépouillée de son autel, mais toujours dallée de marbre noir et blanc, éclairée par douze fenêtres dont six prenaient jour sur le jardin, six sur le Carrousel, était peinte en manière de granit depuis son haut plafond jusqu’aux trois quarts des parois, puis, de là au dallage, en imitation de porphyre. Sur ce fond, le décorateur avait plaqué de vertes couronnes de chêne. Des banquettes en velours cramoisi s’adossaient aux murs. Quatre grands lustres de cristal pendaient de la voûte. Quatre poêles en faïence, monumentaux, garnissaient les angles. La même décoration se continuait dans la petite pièce suivante, l’ancienne sacristie, formant vestibule, avec une fenêtre de part et d’autre, et débouchant sur la salle de la Liberté. Au centre, sur son piédestal imitant lui aussi le porphyre, la grande, la plantureuse femme de plâtre n’était plus ni blanche ni nue. On l’avait revêtue d’une aube et d’un manteau disposés au naturel, et l’on avait peint le tout en bronze antique. Ainsi accoutrée, la déesse assise appuyait une main sur le globe du monde, son autre main élevait le bonnet de la
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