Les autels de la peur
de la Savonnerie. Une serge verte à frange d’or recouvrait une vaste table ovale, apportée de Versailles, sur laquelle on avait disposé neuf pupitres, chacun accoté de sa lampe Quinquet à l’abat-jour blanc et or. Les hautes fenêtres laissaient apercevoir les baïonnettes et les bonnets ou les bicornes des gardes faisant les cent pas sur la terrasse du Château, plus loin, au-dessous, les parterres, le bassin rond, reflétant à cette heure le ciel rose, au fond, la double masse des marronniers en fleurs, et, sur le côté gauche, la terrasse du Bord de l’Eau sous ses tilleuls. Autour de la table, Delmas, Lindet, Delacroix étaient déjà au travail. Renversé dans son fauteuil, Danton épluchait soucieusement une liasse de papiers. Barère préparait le rapport hebdomadaire à la Convention. Guyton-Morveau seul manquait encore. Il inspectait les poudres à l’Arsenal.
La tâche du Comité était énorme. On l’avait divisée. Pour sa part, Claude s’occupait de la correspondance avec les commissaires de la Convention dans les départements. Danton s’était chargé des Affaires étrangères. En réalité, il dominait tout, bien que le savant Guyton-Morveau, doyen du Comité, avec ses cinquante-six ans, en eût été nommé président, et Claude vice-président. Cela restait théorique. C’était Danton qui, avec son activité brouillonne, gouvernait le pays. On se réunissait chaque matin à huit heures, avant la séance de la Convention, et chaque soir sitôt la séance terminée : quelquefois à cinq heures, d’autres fois à dix ou plus tard. Le Comité était tout-puissant, il donnait ses ordres aux ministres, aux armées, aux escadres, aux agents à l’étranger, aux représentants en mission. D’un mot à la Convention, il faisait nommer ou destituer fonctionnaires, généraux, envoyer ou rappeler les représentants. Il fallait agir vite et vigoureusement pour renforcer la défense des frontières et frapper à l’intérieur, sans pitié, tous les ennemis de la Révolution. Les termes courants de la correspondance étaient : « sans délai », « incessamment », « à l’instant même ». Tout agent d’exécution : ministre, général ou commissaire, devait expédier chaque jour un rapport de ses actes au pavillon de l’Égalité. Les chefs civils ou militaires indociles, maladroits ou trop lents à comprendre, se voyaient arrêtés « sur-le-champ ». Miranda, Chazot qui montrait de la mollesse, à Sedan, et Duhamel à Maubeuge, étaient traduits devant le Tribunal révolutionnaire. Miacsinsky avait été exécuté. Legendre avait été envoyé à Lyon pour pacifier la ville, Santerre dans l’Ouest avec ses bataillons sans-culottes pour exterminer les paysans catholiques ou royalistes qui fusillaient par chapelets les républicains le long des douves de Machecoul. À la tribune des Jacobins, Robespierre, défendant le Comité attaqué, comme la Convention, par Jacques Roux et les Enragés au sujet des accapareurs et des spéculateurs, affameurs du peuple, déclarait : « Pour la première fois, nous avons un comité patriote. Le Comité de Salut public n’a pas encore pris toutes les mesures pour sauver la patrie, mais il a fait des choses très utiles. »
Parmi les rapports des commissaires de la Convention dans les départements, Claude recevait ceux de Bordas et du député de la Corrèze, Borie, en mission tous deux dans la Haute-Vienne. Les affaires y marchaient mal. On s’opposait au recrutement. Le petit bourg de Saint-Mathieu s’était soulevé, poussant la rébellion jusqu’à maltraiter et blesser le commissaire du Département. D’autres communes, une douzaine, avaient inscrit exclusivement les citoyens hors d’état de porter les armes. Borie et Bordas mandaient en outre que le modérantisme travaillait la plupart des administrations, notamment celle du Dorat où avaient eu lieu des émeutes et celle de Châteauponsac sournoisement hostile aux principes républicains. Les sociétés populaires, malgré les efforts des Jacobins de Limoges, obéissaient mal, elles restaient imprégnées de feuillantisme et se laissaient « entièrement envahir par les intérêts particuliers ». Celle d’Eymoutiers, petite ville dont la collégiale et les couvents faisaient autrefois la richesse, « ne conserve qu’un petit nombre de patriotes, impuissants à contrebalancer l’influence des ci-devant chanoines et religieuses qui ont fanatisé presque tous les
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