Les autels de la peur
potence. Il était trois heures après midi, il faisait beau. La place peu large, allongée vers la Seine, grouillait de curieux contenus par des files de gardes nationaux à cheval. Arrivant en voiture, Claude aperçut sur l’échafaud une chose étroite et grêle dont l’aspect ne ressemblait en rien aux dispositifs terrifiants qui avaient hanté ses rêves, la nuit précédente : il imaginait plus ou moins de gigantesques lames suspendues vertigineusement par des systèmes de poulies, avec des manivelles et maint dispositif mécanique. La Louisette, de près, lui parut complètement ridicule. C’était une espèce de cadre tout en hauteur, surmontant l’extrémité d’une table un peu moins longue qu’un homme couché, et pas plus large. L’autre extrémité présentait une planche de la même largeur mais plus courte, verticale, munie de sangles sur ses côtés. Le cadre se composait de deux montants réunis en haut par une courte traverse sous laquelle luisait, au bout d’une masse couleur de plomb, un triangle d’acier apparemment pesant, aiguisé comme une hache. N’eût été ce couperet, on n’aurait rien vu de meurtrier à l’appareil. Il évoquait plutôt quelque « métier » d’artisan. Toutefois, tandis que la charrette amenant Pelletier et Sanson arrivait sur la place avec sa garde de gendarmes, Claude remarqua d’autres détails impressionnants : à droite, juste contre la machine, un long panier en vannerie, dont un aide du bourreau venait de soulever le couvercle; et, à l’avant de la table, une sorte de large sac en cuir, béant, dans lequel l’autre aide versait du son ou de la sciure. Au-dessus de ce sac, entre les montants, on distinguait une pièce en forme de croissant, à laquelle répondait, un peu plus haut, une seconde pièce exactement semblable mais inversée : sa demi-lune tournée vers le bas. Au sommet, de la machine, un morceau de fer, commandant sans doute quelque déclic, sortait au niveau du couperet; une tige ou une corde – on ne voyait pas bien – fixée contre le montant gauche devait permettre d’actionner le mécanisme.
Cependant la charrette s’était arrêtée devant l’échafaud. Sanson, laissant le condamné aux mains des aides, avait vivement gravi les marches pour lire à haute voix le jugement annoncé par un roulement de tambour. Le dernier mot s’éteignit dans un grand silence. La foule avait cessé son bourdonnement, elle n’était plus que regards. L’horloge, au pavillon central de l’Hôtel de ville, marquait presque la demie de trois heures. Pelletier, en corps de chemise, les poings liés derrière le dos, les cheveux coupés court, arrivait sur la plate-forme. Il se trouva devant la planche dressée dont le haut lui venait au milieu de la poitrine. Les aides l’y appuyèrent. En un clin d’œil, ils l’y eurent attaché au moyen des sangles, puis basculé. Sa tête s’engagea d’elle-même dans la pièce en croissant, tandis que Sanson, placé à gauche, faisait descendre la seconde demi-lune, immobilisant le cou du condamné, et presque en même temps actionnait la tige du chapiteau. Cela produisit deux coups sourds, à peine distincts l’un de l’autre : celui des deux parties de la lunette se rejoignant, celui du couperet tombé si rapidement qu’aucun regard ne l’aurait pu suivre. Déjà les aides détachaient les courroies, le corps roulait dans le panier.
Tout s’était accompli si vite que Claude avait seulement enregistré les gestes, sans rien de plus. Ses yeux se portèrent vers l’horloge. L’aiguille atteignait la demie. Il ne s’était guère écoulé plus d’une minute depuis le moment où Pelletier avait paru sur l’échafaud. Une clameur monta de la foule déçue : Louisette allait trop vite, on n’avait pas le temps de voir. On concevait difficilement que ce fût déjà fait. « La tête ! Montrez la tête ! » réclamait la foule. Claude se détourna tandis que Sanson prenait par les cheveux la tête de Pelletier dans le sac en cuir et l’élevait, un instant, avant de l’envoyer rejoindre le corps. « Ma foi ! observa Rœderer, on peut dire que le docteur Guillotin et son confrère Louis ont bien mérité de l’humanité. C’est incroyablement expéditif ! » Oui, l’exécution s’accomplissait avec une simplicité telle qu’elle ne donnait pas le sentiment d’un supplice. Sa rapidité mécanique dépouillait la mort de toute cruauté, de tout effet sensible. Claude
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