Les autels de la peur
officier, si mâle dans son habit bleu roi, à revers rouges, avec sa veste blanche et ses épaulettes à minces torsades d’or. Elle avait pour cet hôte soigné tout particulièrement sa toilette. Rien de plus naturel. Qui eût été mieux fait pour éveiller les premières coquetteries d’une jeune fille ? Et Bernard, lui, s’amusait des galanteries de Fernand pour sa jolie tante, de la nuance de désir discret qui entrait dans son affection. Ainsi chacun des deux adolescents confirmait à Bernard comme à Lise les raisons qu’ils avaient de s’aimer et les rendait, si c’était possible, plus chers l’un à l’autre.
On parlait de la guerre, bien entendu. Fernand dit que la marine pouvait aligner des forces imposantes. Le pavillon blanc à quartier tricolore flottait sur de redoutables escadres. Les vaisseaux français disposaient d’une supériorité certaine pour la tenue à la mer, la vitesse, l’aisance de manœuvre. Les équipages étaient très patriotes. Il n’en allait pas de même, hélas, des officiers, en majorité royalistes noirs. Aristocrates jusqu’à l’os, incapables de comprendre les idées nouvelles et les principes démocratiques, ils avaient réussi à se faire détester. Dès que l’on touchait terre, ils émigraient, laissant les navires sans commandement.
« On les remplace en promouvant des ci-devant roturiers, des enseignes, des quartiers-maîtres, des premiers maîtres. Oh ! pour ça, les grades vont vite. Que j’obtienne seulement mon épaulette, et je me vois lieutenant dans six mois, capitaine dans un an, bientôt amiral. Mais avec ces promotions, c’est la mestrance qui devient insuffisante. Cela présente les plus graves dangers, car des maîtres expérimentés sont indispensables à un vaisseau, et ils n’acquièrent pas cette expérience en un jour, croyez-moi. C’est ainsi qu’avant-hier, comme nous arrivions sur rade, par beau temps, nous avons vu une frégate aborder un 74 devant la Penfeld et casser son beaupré comme paquet de cure-dents sur la muraille du deux-ponts. Vous le pensez bien, pareille fausse manœuvre pourrait mettre en péril toute une ligne de bataille.
— Bah ! répliqua Jean Dubon, ta mestrance aura le temps de se former. La marine n’est pas appelée à combattre. Nous n’avons point d’ennemi sur mer, du moins tant que l’Espagne ne s’engage pas.
— Elle y viendra, soyez-en sûr, dit Claude, et l’Angleterre également, si nous ne sommes pas vaincus dès l’abord. »
Bernard protesta : « Vaincus ! Comment peux-tu penser une chose pareille, mon ami ?
— Je voudrais pouvoir ne la point penser, tu t’en doutes, car ce serait l’anéantissement de ce que nous avons accompli. Hélas, tout la donne à prévoir. Brissot et les Girondins sont aveugles. Même si Dumouriez, même si La Fayette n’ont point partie liée avec la Cour, même si la Reine ou le Roi ne tiennent pas leur neveu au courant de nos plans de campagne, comment serions-nous vainqueurs ? Avec quoi ? Par quels moyens ? Nous avons trois armées. La première commandée par Rochambeau : un vieillard, malade et de surcroît contre-révolutionnaire. La seconde, par La Fayette, à tout le moins suspect, ennemi certain de la Gironde, jaloux de Dumouriez dont il reçoit les ordres. La troisième, par un soudard, Lückner, vieil ivrogne bavarois dont tout le talent consiste à pousser de retentissants jurons. Voilà pour les chefs. Je ne vous répéterai pas les épithètes dont Danton les accable, car elles ne sauraient être ouïes par ces dames, mais il a bien raison. Quant aux soldats, quels sont-ils ? Pour la plupart : des mercenaires, des Allemands. Ils vont se battre contre leurs compatriotes, avec une ardeur facile à concevoir, n’est-ce pas ! Enfin, qui les commande ? Ce qu’il reste d’aristocrates non émigrés. Dans le cas le plus favorable, d’ici un mois toutes ces troupes, officiers en tête, auront passé à l’ennemi. Et l’armée, la seule armée française, celle que nous avons levée, nous : la tienne, Bernard, où est-elle ? Dispersée dans tout le nord-est du territoire, fragmentée en bataillons dont chacun reste livré à lui-même, sans liaison avec les autres, sans commandement général, presque sans ressources. Danton beugle et tonne, mais n’obtient rien. Et moi, je dis : si cette armée-là n’est pas organisée, munie, renforcée par des levées nouvelles, si un farouche élan ne la porte pas jusqu’au
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