Les Aventures de Nigel
bénisse Sa très-sacrée Majesté, j’essaierai si elles peuvent m’aider ; car je n’ai pas été en état de distinguer une lettre d’hébreu d’une autre, depuis… je ne saurais dire depuis quand ; j’avais alors une mauvaise fièvre. Choisissez-m’en une paire semblable à celles que porte Sa très-sacrée Majesté, mon bon jeune homme.
– Sous le bon plaisir de Votre Révérence, répondit Jenkin en lui montrant une paire de lunettes qu’il toucha avec un air de déférence et de respect, en voici une paire que Sa Majesté a mise sur son nez sacré, il y a aujourd’hui trois semaines, et il l’aurait gardée pour s’en servir si la monture n’en eût été du jais le plus pur, comme le voit Votre Révérence, ce qui la rend, comme le dit Sa Majesté très-sacrée, plus convenable à un évêque qu’à un prince séculier.
– Sa Majesté très-sacrée, dit le digne ministre, a toujours été un vrai Daniel pour le jugement. Donnez-moi ces lunettes, mon bon jeune homme. Eh ! qui peut dire sur quel nez elles se trouveront dans deux ans d’ici ? – Notre révérend frère de Glocester avance en âge.
Il tira sa bourse, paya les lunettes, et se retira avec un air beaucoup plus imposant que celui avec lequel il était arrivé.
– C’est une honte ! dit Tunstall à son compagnon ; ces verres ne pourront jamais convenir à un homme de son âge.
– Vous êtes un fou, Frank ; si le bon docteur avait voulu des lunettes pour lire, il les aurait essayées avant de les acheter. Il n’en a pas besoin pour voir les objets, mais pour se faire regarder lui-même ; et elles lui serviront à cet égard aussi bien que les meilleurs verres de la boutique. – Que désirez-vous ? cria-t-il encore en recommençant ses sollicitations ; des miroirs de toilette, ma jolie dame ? votre coiffure est un peu de travers, et c’est bien dommage, car elle est de si bon goût ! La dame s’arrêta, et acheta un miroir. – Que désirez-vous ? une montre, M. l’avocat, une montre aussi sûre et aussi bien réglée que vôtre éloquence ?
– Taisez-vous, monsieur, répondit le chevalier de la robe noire, que les cris de Vincent troublaient dans une consultation qu’il tenait avec un fameux procureur ; taisez-vous ; vous êtes le drôle dont la langue est le mieux pendue depuis la taverne du Diable jusqu’à Guidhall.
– Une montre, continua Jenkin sans se rebuter, qui ne se dérangera pas de treize minutes pendant un procès de treize ans. – Il est trop loin pour m’entendre. – Une montre à quatre roues et à échappement. – M. le poète, une montre qui vous dira combien de temps durera la patience de votre auditoire la première fois que vous donnerez une pièce au théâtre de Black-Bull {16} . Le barde se mit à rire, et, fouillant dans sa poche, y trouva dans un coin une petite pièce de monnaie qu’il lui donna.
– Voici un teston pour entretenir ton esprit, mon brave garçon, lui dit-il.
– Grand merci, répondit Vincent ; j’aurai soin d’amener à votre première pièce une troupe de bons enfans dont les cris rendront civils les critiques du parterre et les élégans de la scène {17} , ou malheur au rideau !
– Voilà ce que j’appelle une bassesse, dit Tunstall : accepter l’argent d’un pauvre rimeur à qui il en reste si peu !
– Je vous dis encore une fois que vous êtes un oison, répondit Vincent. S’il ne lui reste pas de quoi acheter du fromage et des raves, il en dînera un jour plus tôt avec un protecteur ou un comédien, et c’est ce qui lui arrive cinq jours sur sept. Il n’est pas naturel qu’un poète paie son pot de bière ; j’emploierai ce teston à boire à sa santé, pour lui épargner cette honte, et à la troisième représentation, quand on jouera à son bénéfice, il en recevra bien d’autres, je vous le promets. – Mais voici une autre pratique qui arrive. Voyez donc cet original ! il ouvre la bouche devant chaque boutique, comme s’il voulait en avaler les marchandises. Oh ! Saint-Dunstan a attiré ses yeux. Fasse le ciel qu’il n’avale pas les statues ! Voyez comme il a l’air étonné pendant qu’Adam et Ève jouent leur carillon ! Allons, Frank, toi qui es un savant, explique-moi qui est ce drôle avec sa toque bleue surmontée d’une plume de coq pour montrer qu’il est de bonne condition ; regarde-le avec ses yeux gris, ses cheveux roux, son épée dont la poignée de fer pèse cent livres, son habit
Weitere Kostenlose Bücher