Les Aventures de Nigel
hériter.
Tandis qu’elle faisait ces réflexions, un plus juste motif d’hésitation servit encore à l’arrêter. C’était une bruyante altercation dans l’intérieur de la maison ; elle devint de plus en plus sérieuse, et enfin ceux qui se querellaient sortirent dans la rue.
Le premier qui parut sur la scène était un homme grand, robuste, ayant l’air dur et la démarche semblable à celle d’un Espagnol en colère qui, dédaignant de courir, consent seulement, dans l’excès de sa fureur, à allonger le pas. Il se retourna, aussitôt qu’il fut hors de la maison, vers son antagoniste, simple et honnête marchand déjà tirant sur l’âge : c’était John Christie lui-même, le propriétaire de la boutique et de la maison, qui semblait le suivre dans une agitation peu ordinaire.
– Que je n’en entende plus parler, dit le personnage qui le premier entra sur la scène ; – que je n’en entende plus parler : outre que c’est un impudent mensonge, comme je puis le certifier, c’est scaandalum maagnatum ! monsieur, scaandalum maagnatum ! répéta-t-il avec cette forte accentuation bien connue dans les collèges d’Édimbourg et de Glascow, que l’on ne peut faire sentir en écrivant qu’en doublant la première voyelle, et qui aurait réjoui les oreilles du roi régnant s’il eût été là pour l’entendre, – jaloux comme Jacques l’était de conserver ce qu’il croyait la véritable prononciation de la langue latine, plus encore que les prérogatives de sa couronne, et sur laquelle il s’était montré quelquefois si disposé à insister dans ses discours au parlement.
– Je me soucie fort peu du nom que vous lui donnerez, – répondit John Christie ; – mais c’est la vérité. Je suis Anglais et libre ; j’ai le droit de dire la vérité dans ce qui me concerne ; votre maître n’est qu’un coquin, et vous un insolent à qui je briserais la tête ; ce qui vous est arrivé plus d’une fois à ma connaissance et pour bien moins.
En disant ces mots, il fit tournoyer la pelle dont il se servait habituellement pour nettoyer les marches de sa petite boutique, et qu’il avait saisie comme l’arme le plus à sa portée pour frapper son ennemi. Le prudent Écossais (car nos lecteurs l’ont déjà reconnu pour tel à son langage et à sa pédanterie) battit en retraite, mais avec un air menaçant et portant la main à la garde de son épée, plutôt comme un homme qui va perdre patience que comme alarmé de l’attaque d’un antagoniste auquel sa jeunesse, sa force et ses armes le rendaient supérieur.
– Halte-là ! maître Christie, – c’est moi qui vous le dis ; halte-là ! et prenez garde à vous. J’ai évité de vous frapper chez vous malgré vos provocations, parce que j’ignore à quoi les lois condamnent en pareille circonstance, et même je ne voudrais pas vous frapper dans la rue, ce qui ne nous est pas défendu, parce que je me rappelle vos bontés passées, et que vous êtes une pauvre créature qu’on abuse ; mais, de par tous les diables ! et je ne suis point accoutumé à jurer, je vous enfoncerais mon André Ferrare de six pouces dans les entrailles si vous me touchiez seulement de votre pelle. M’entendez-vous ?
Et en parlant ainsi, quoique reculant toujours devant la pelle menaçante, il fit voir le jour à un bon tiers de sa large épée : la rage de John Christie s’apaisa au même instant, soit par un effet de son naturel pacifique, ou peut-être en partie par l’éclat de l’acier terrible que le dernier geste de son adversaire fit briller à ses yeux.
– Je ferais bien de crier aux bâtons, et de te faire donner un plongeon dans la Tamise, dit-il en abaissant cependant sa pelle, car il n’y a qu’un fanfaron qui puisse tirer sa rapière sur un innocent citadin devant sa porte. Mais va-t’en, et compte sur une anguille salée pour ton souper, si tu approches jamais d’ici. J’aurais voulu aller au fond de l’eau le jour où je reçus chez moi ces voleurs d’Écossais, à figure doucereuse, à langue de miel et à cœur double.
– Il n’y a qu’un oiseau vilain qui salit lui-même son nid, répondit son adversaire, qui peut-être n’en était pas moins fier en voyant que les débats prenaient une tournure pacifique. N’est-ce pas une pitié qu’un brave Écossais se soit marié hors de son pays pour donner naissance à un Anglais comme vous, maître Christie ? Mais adieu, adieu pour toujours ; et si
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