Les Aveux: Nouvelle Traduction Des Confessions
qu’elle ne résonne plus, ni d’une odeur qui affecte
l’odorat le temps de passer et de s’évanouir dans l’air, et transmet à la
mémoire une image d’elle-même que nous retrouvons par réminiscence, ni d’un aliment dont nous avons conservé le goût en mémoire
alors que l’estomac a depuis longtemps fini de le digérer, ni des sensations tactiles de notre corps que la mémoire prolonge dans l’imagination après séparation. Non, rien de tout cela ne s’est introduit dans la
mémoire, seules les images ont été capturées avec une vitesse étonnante
et déposées dans d’étonnantes alvéoles d’où elles réapparaissent miraculeusement dans le souvenir.
17.
Mais au contraire, quand j’entends les trois interrogations possibles
sur l’existence d’une chose, sur son être et sur sa nature, je retiens bien
les images de ces mots prononcés. Mais je sais qu’ils ne sont déjà plus,
après avoir vibré dans l’air. Et les choses signifiées par ces sons, aucun
sens physique ne m’en a donné l’accès. Je ne les ai pas vues ailleurs que
dans mon esprit. Ce ne sont pas leurs images que j’ai cachées dans ma
mémoire mais les choses elles-mêmes. Comment ont-elles fait pourentrer en moi ? J’aimerais qu’elles me le disent si c’était possible. J’ai
beau faire le tour de tous les accès possibles de mon corps, je n’en
trouve aucun par où elles auraient pu entrer. Oui, les yeux me disent :
si c’est des couleurs, nous les aurions remarquées. Les oreilles me
disent : si elles font du bruit, nous les aurions entendues. Les narines
me disent : si elles ont une odeur, elles seraient passées par nous. Le
goût me dit aussi : sans saveur, inutile de m’interroger. Le toucher me
dit : sans corps, je ne peux rien toucher, et si je ne touche rien, je ne
communique rien. D’où viennent-elles et par où sont-elles passées pour
entrer dans ma mémoire ? Je n’en sais rien. Je n’ai pas appris ces choses
en me fiant à un autre cœur. C’est dans mon propre cœur que je les ai
reconnues et que j’ai fait la démonstration de leur vérité. Je les ai
confiées à mon cœur en dépôt. Je pourrai les en retirer quand je voudrai.
Donc, elles étaient déjà dans mon cœur alors que je ne les avais toujours
pas apprises, mais sans être encore dans ma mémoire. Mais alors d’où
viennent-elles ? et pourquoi, à leur simple énoncé, ai-je immédiatement
acquiescé et dit : c’est bien ça, c’est vrai ? Est-ce parce qu’elles étaient
déjà dans ma mémoire, mais enfouies si loin, si profondément, comme
dans des crevasses ultrasecrètes, que je n’aurais peut-être pas pu les penser si quelqu’un ne m’avait pas engagé à les en extirper ?
18.
Nous venons de découvrir que dans l’apprentissage intellectuel nous
ne tirons aucune image de notre expérience sensible, mais que nous discernons intérieurement les choses par elles-mêmes, directement sans
images. La pensée ne fait rien d’autre que recueillir dans la mémoire des
éléments pêle-mêle et dispersés, et veiller à les rendre accessibles dans
la mémoire où ils étaient auparavant cachés, éparpillés et négligés, pour
qu’ils deviennent ainsi facilement disponibles à un usage familier de
l’intellect. Ma mémoire contient beaucoup de ces notions qui, une fois
découvertes, nous sont, comme je l’ai dit, accessibles. C’est ce qu’on
appelle apprendre et savoir ! Si j’arrête de m’en servir, même peu de
temps, elles s’enfoncent de nouveau et disparaissent dans des lieux
secrets, plus reculés encore. On doit de nouveau les extraire de là par
l’effort de la pensée (elles sont toujours au même endroit), comme sinous les découvrions pour la première fois, et de nouveau les recueillir
comme objets de savoir. C’est-à-dire les réunir après une sorte de dispersion – d’où le lien en latin entre penser ( cogito ) et recueillir ( cogo ).
Comme ago et agito ou facio et factito . L’esprit a revendiqué pour son
propre usage le verbe cogito (penser) : ce qui est réuni dans l’esprit, et
pas ailleurs, c’est-à-dire recueilli, on dit maintenant, au sens propre, que
c’est pensé.
19.
La mémoire contient aussi les calculs et les lois innombrables des
nombres et des mesures. Leur souvenir ne doit rien à l’expérience sensible. Ils ne sont ni colorés ni sonores. On ne peut ni les goûter ni les
toucher. Quand on disserte sur eux, j’entends le son des mots qui
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