Les Aveux: Nouvelle Traduction Des Confessions
autre, nous la repoussons
jusqu’à ce que nous tombions sur celle que nous cherchons. Et en tombant dessus, nous disons : c’est ça ! Ce que nous ne dirions pas sans lareconnaître. Et nous ne la reconnaîtrions pas sans nous en souvenir. Ce
qui est sûr, c’est que nous l’avions oubliée. Mais cette chose n’avait
peut-être pas entièrement disparu. Nous en conservions une partie avec
laquelle nous cherchions l’autre partie. Et comme si la mémoire avait le
sentiment de ne pas faire aller ensemble ce qui d’ordinaire va ensemble,
et que cette espèce de mutilation de l’habitude la faisait boiter, elle
réclamait alors qu’on lui rende ce qui lui manque. Par exemple, si en
voyant ou en pensant à une personne connue, il nous est impossible de
nous rappeler son nom, la connexion ne se fait pas avec n’importe quel
autre nom parce que notre pensée n’a pas le réflexe de les associer.
Nous repoussons tout autre nom jusqu’à ce que se présente le bon qui
répond sans faille à l’image complète dont nous avons l’habitude. D’où
vient ce nom sinon de la mémoire ? Même si quelqu’un nous le souffle,
et que nous le reconnaissons, il y était. Nous n’y croyons pas sur parole
comme s’il était nouveau, mais le souvenir nous fait acquiescer : ce nom
correspond bien à celui qui vient d’être prononcé. Mais entièrement
aboli de notre esprit, on a beau nous le rappeler, nous ne nous en ressouvenons pas. Si nous nous souvenons d’avoir oublié quelque chose,
nous ne l’avons pas encore totalement oublié. Et nous ne pourrons
chercher ce qui est perdu si nous l’avons totalement oublié.
29.
Comment te chercher, Seigneur ?
En te cherchant, mon Dieu, je cherche la vie heureuse. Je veux te
chercher pour que mon âme vive. Mon corps vit de mon âme, mon âme
vit de toi.
Comment chercher la vie heureuse ? Elle n’est pas à moi jusqu’au
moment où je dis : assez ! elle est là. Mais il faut dire alors comment la
chercher. Par le souvenir comme si je l’avais oubliée et que j’avais
encore en moi son oubli, ou par instinct de connaître cette inconnue
que je n’ai donc jamais connue, ou que j’ai oubliée au point de ne même
pas me souvenir de l’avoir oubliée. Tout le monde veut la vie heureuse,
personne au monde ne pourrait la refuser. Où l’a-t-on connue pour la
vouloir ainsi ? Où l’a-t-on vue pour l’aimer ? Elle est en nous, c’est certain, mais d’une manière que j’ignore. Une des façons de l’obtenir, c’estd’être effectivement heureux. Une autre est de se contenter de l’espérer. Ce qui est moins intéressant que d’être déjà réellement heureux
mais plus intéressant malgré tout que de n’être heureux ni en réalité ni
en espérance. Encore que si on n’en avait pas quelque idée, on ne voudrait pas être heureux. Or c’est indéniablement ce que nous voulons. Je
ne sais pas comment nous en avons eu connaissance, raison pour
laquelle nous en avons une notion qui m’est inconnue. Et je m’efforce
de savoir si cette notion se trouve dans la mémoire, auquel cas nous
avons déjà été heureux dans le passé. L’avons-nous été chacun séparément ou collectivement dans l’humanité qui a commis le premier péché,
et dans laquelle nous sommes tous morts, de laquelle nous sommes tous
nés dans le malheur ? Ce n’est pas mon problème pour le moment. Je
cherche si la vie heureuse se trouve dans la mémoire. Sans la connaître,
nous ne l’aimerions pas. En entendant le mot, nous recherchons tous la
chose – reconnaissons-le –, entendre le son ne suffit pas à notre plaisir.
Un Grec, par exemple, en entendant le mot en latin, n’y prend aucun
plaisir parce qu’il ne comprend pas ce qu’on a dit. Nous, au contraire,
nous y prenons plaisir, comme lui en entendant le mot grec. La chose
n’est ni grecque ni latine. Les Grecs, les Latins, et les hommes de toutes
les autres langues, sont avides de la posséder. Donc tout le monde la
connaît. Si on pouvait leur poser la question : voulez-vous être heureux ? les humains répondraient oui, tous d’une seule voix, sans hésiter.
Ce qui serait impossible si leur mémoire ne conservait pas la chose
même attachée à ce nom.
30.
Mais s’en souvient-on comme on se souvient de Carthage quand on
l’a vue ? Non. On ne voit pas la vie heureuse avec les yeux. Ce n’est pas
un corps.
S’en souvient-on comme on se souvient des nombres ? Non. Celui
qui a la notion des nombres ne
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