Les Bandits
grand cœur » ou non, devint, dix ou vingt ans après leur déclin,
une région connue pour sa tradition d’anarchisme rural. Le
sertão
[39] du Nordeste brésilien abritait traditionnellement les
cangaçeiros
, mais aussi les
santos
, c’est-à-dire les chefs messianiques
des campagnes, et la grandeur des saints était supérieure à celle des
cangaçeiros.
Dans l’une des innombrables ballades qui chantent les
exploits du grand bandit Lampiao, il est dit que :
« Il jura de se venger de tous déclarant en ce monde je
ne respecterai personne hors le père Cicero [40] . »
Et c’est, nous le verrons, le père Cicero, le messie de
Juazeiro, qui accrédita « officiellement » Lampiao auprès de l’opinion
publique. Le banditisme social et le millénarisme – qui sont les formes de
réforme et de révolution les plus primitives – vont historiquement de pair. Et,
quand viennent les grands moments apocalyptiques, les bandes de brigands, gonflées
par les tribulations et les espoirs de l’époque, peuvent changer insensiblement
de nature. Elles peuvent, comme à Java, se mêler aux foules de villageois qui, abandonnant
leur terre et leur maison, se mobilisent et, fous d’espoir, vont battre la
campagne. Elles peuvent aussi, comme en Italie du Sud en 1861, se développer et
se transformer en armées paysannes. Ou alors il arrive, c’est le cas de Crocco
en 1860, que les bandits cessent d’être des bandits pour devenir des soldats de
la révolution.
Quand le banditisme se fond ainsi dans un vaste mouvement, il
devient partie intégrante d’une force qui peut changer la société et qui la
change. Comme les perspectives des bandits sociaux sont aussi limitées que
celles de la paysannerie elle-même, leurs interventions dans l’histoire ne
donnent pas toujours les résultats qu’ils en attendaient. Il arrive même que
les résultats aillent à l’encontre du but recherché. Mais cela n’enlève rien au
banditisme en tant que force historique. D’ailleurs, parmi ceux qui ont fait
les grandes révolutions sociales dans le monde, combien avaient prévu la
véritable issue de leur combat ?
CHAPITRE 3.
QUI DEVIENT BANDIT ?
«
En Bulgarie seuls les bergers, les vachers et les
haïdoucs sont libres.
»
Panayot Hitov.
Le banditisme, c’est la liberté, mais dans une société
paysanne, la liberté est l’apanage d’un très petit nombre. La plupart des gens
sont prisonniers à la fois du seigneur et du travail, les deux se renforçant l’un
l’autre. Car si les paysans sont les victimes de l’autorité et de la cœrcition,
c’est moins en raison de leur vulnérabilité économique – en général, ils
arrivent pratiquement à suffire à leurs besoins – qu’à cause de leur manque de
mobilité. Ils sont enracinés dans la terre, dans le domaine sur lequel ils
vivent, et auquel ils sont rivés, semblables en cela à des arbres ou, mieux, à
des anémones de mer ou à d’autres animaux aquatiques qui se fixent
définitivement quelque part après avoir connu dans leur jeunesse une phase de
mobilité. Une fois mariés et installés sur leur lopin, ils ne bougent plus ;
il faut semer, il faut moissonner ; même les révoltes paysannes marquent
un temps d’arrêt quand il faut rentrer les récoltes. On ne peut pas non plus
trop longtemps laisser les clôtures sans réparations. Une femme et des enfants
attachent un homme à un endroit précis. Seule une catastrophe, l’approche du
millenium, ou la décision d’émigrer (décision grave) peuvent interrompre le
cycle immuable de la vie du cultivateur, mais même l’émigrant est vite obligé
de s’installer sur une autre terre, à moins qu’il ne cesse d’être un paysan. Si,
sur le plan social, le paysan courbe l’échine, c’est qu’il est la plupart du
temps obligé de le faire, au sens propre, dans ses champs.
Ce phénomène limite sérieusement le recrutement du
banditisme. Pour un paysan adulte, devenir bandit n’est pas impossible, mais
tout de même très difficile, d’autant plus que le cycle annuel du brigandage
suit le même rythme que l’agriculture, c’est-à-dire s’accélère au printemps et
en été pour ralentir à la morte-saison et par temps de neige. (Néanmoins, certaines
communautés, dont une partie des ressources provient régulièrement du pillage, doivent
combiner ce dernier et leurs activités agricoles et pastorales ; leur
banditisme – c’est le cas des tribus « chuars » de Midnapur
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