Les Bandits
paysannerie, empêche le développement d’autres
formes de lutte. Ce phénomène n’a pas été démontré, mais il y a lieu de penser
qu’il existe. C’est ainsi qu’au Pérou les pressions exercées par la paysannerie
en faveur d’une réforme agraire étaient (et restent en 1971) infiniment plus
faibles dans les départements de Huanuco et d’Apurimac, où les problèmes agraires
n’étaient pas moins aigus qu’ailleurs, mais où le vol de bétail et le
brigandage constituaient (et constituent toujours) une vieille tradition
profondément enracinée. Ce problème, comme tant d’autres aspects du banditisme,
demanderait toutefois une étude approfondie [36] .
En dépit de la violence qu’ils supposent, les objectifs
sociaux des bandits – et de la paysannerie à laquelle ils appartiennent – sont
donc limités. Dans deux cas cependant, ils peuvent s’intégrer à de véritables
mouvements révolutionnaires. Le premier, c’est quand ils deviennent le symbole
ou même le fer de lance de la résistance opposée par l’ensemble de l’ordre
traditionnel aux forces qui l’ébranlent et le détruisent. Une révolution
sociale n’en est pas moins révolutionnaire parce qu’elle se fait au nom de ce
que le monde extérieur considère comme la « réaction » et contre ce
qu’il appelle le « progrès ». Les bandits et les paysans du royaume
de Naples, qui se soulevèrent contre les jacobins et les étrangers au nom du
pape, du roi, et de la Sainte Foi, étaient des révolutionnaires, ce que n’étaient
pas le pape et le roi. (Un chef brigand des années 1860, particulièrement
intelligent, disait à un homme de loi prisonnier, qui prétendait être lui aussi
pour les Bourbons : « Vous êtes instruit et vous êtes homme de loi :
vous croyez vraiment que nous sommes en train de nous décarcasser pour François
II [37] ? ») Ces
bandits et ces paysans ne se soulevaient pas pour la
réalité
du royaume Bourbon – quelques
mois auparavant, bon nombre d’entre eux avaient, sous Garibaldi, contribué à le
renverser – mais pour l’image idéale de la « bonne vieille » société
naturellement symbolisée par l’image idéale de la « bonne vieille »
Église et du « bon vieux » roi. Dans le domaine politique, les
bandits ont tendance à donner ce genre de révolutionnaires traditionalistes.
La seconde raison pour laquelle les bandits deviennent des
révolutionnaires est inhérente à la société paysanne. Même ceux qui acceptent l’exploitation,
l’oppression et la sujétion comme une règle de la vie humaine rêvent d’un monde
où elles n’existeraient plus : un monde d’égalité, de fraternité et de
liberté, un monde totalement
nouveau
qui ne connaîtrait pas le mal. Cela dépasse rarement le stade du rêve ou d’une
attente de l’Apocalypse, bien que survive dans de nombreuses sociétés le rêve
millénariste : le Juste Empereur apparaîtra un jour, la Reine des Mers du
Sud un jour touchera terre (version javanaise de l’espoir submergé), tout sera
changé, tout sera parfait. Mais il y a des moments où l’Apocalypse semble
imminente. Quand toute la structure de la société existante, dont l’Apocalypse
symbolise et prédit la fin, semble effectivement sur le point de tomber en
ruine, la faible lueur d’espoir devient la lumière d’un possible soleil levant.
Les bandits n’y résistent pas plus que les autres. Ne
sont-ils pas du sang du peuple ? Ne sont-ils pas des hommes qui, à leur
manière, même si celle-ci est limitée, ont montré qu’une vie sauvage dans les
forêts peut apporter la liberté, l’égalité et la fraternité à ceux qui sont
prêts à accepter l’absence de foyer, le danger, et une mort presque certaine ?
(Les bandes de
cangaçeiros
brésiliens ont été sérieusement comparées par un sociologue moderne à « une
sorte de fraternité ou de confraternité laïque », et des observateurs ont
été frappés par l’honnêteté sans égale qui préside aux rapports humains à l’intérieur
de ces bandes [38] .)
Ne reconnaissent-ils pas, consciemment ou inconsciemment, la supériorité du
rêve millénariste ou révolutionnaire par rapport à leurs propres activités ?
Rien n’est à vrai dire plus frappant que cette coexistence
et cette subordination du banditisme à la révolution paysanne dont il est
souvent le précurseur. La région d’Andalousie à laquelle on associait
traditionnellement les
bandoleros
,
« au
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