Les Bandits
premier tiers du XX e siècle, il prit fin en 1940 et depuis n’a pas réapparu.
Il y a certainement des régions – surtout peut-être dans le sud et l’est de l’Asie
et dans un ou deux secteurs d’Amérique latine – où l’on peut encore trouver la
forme traditionnelle du banditisme social, et il n’est pas impossible qu’en
Afrique, au sud du Sahara, il prenne plus d’importance que nous ne lui en avons
connue. Mais, dans l’ensemble, le banditisme social est un phénomène du passé, même
si ce passé est souvent très récent. Le monde moderne l’a tué, bien qu’il lui
ait substitué ses propres formes de révolte primitive et de crime.
Quel rôle les bandits jouent-ils, à supposer qu’ils en
jouent un, dans ces transformations de la société ? En tant qu’individus, ce
sont moins des rebelles politiques ou sociaux – ne parlons pas de
révolutionnaires – que des paysans qui refusent de se soumettre et qui, ce
faisant, se distinguent de la masse, ou même tout simplement des hommes qui, exclus
de la carrière qu’ils suivaient normalement, sont contraints de vivre hors la
loi et dans le « crime ». En tant que groupe, ce sont, au maximum, des
symptômes de crise et de tension au sein de leur société, symptômes de famine, de
peste, de guerre, ou de tout ce qui bouleverse cette société. Le banditisme
lui-même n’est donc pas un programme pour la société paysanne, mais un moyen
individuel d’y échapper dans des circonstances particulières. Les bandits se
distinguent en ce sens qu’ils refusent d’être soumis en tant qu’individus, mais,
cela mis à part, ils n’ont pas d’autres idées que celles de la paysannerie (ou
de la fraction de la paysannerie) dont ils font partie. Ce sont des activistes
et non des idéologues ou des prophètes dont on pourrait attendre des visions
nouvelles ou des plans d’organisation sociale et politique. Ce sont des leaders,
dans la mesure où leur courage et leur assurance, auxquels s’ajoutent souvent
une forte personnalité et des talents militaires, peuvent les disposer à jouer
ce rôle. Mais, même quand ils le tiennent, leur fonction consiste à ouvrir la
voie, et non à la découvrir. En Italie du Sud, dans les années 1860, plusieurs
chefs de brigands, Crocco et Ninco Nanco [34] par exemple, montrèrent des dons pour le commandement qui leur valurent l’admiration
des officiers qui les combattirent. Mais, bien que les « années des
brigands » soient l’un des rares exemples d’une grande révolte paysanne
dirigée par des bandits sociaux, il semble qu’à aucun moment les chefs brigands
n’aient demandé à leurs troupes d’occuper la terre. Ils paraissaient même
parfois incapables d’imaginer ce que nous appellerions aujourd’hui une « réforme
agraire ».
Le « programme » des bandits, dans la mesure où
ils en ont, consiste à maintenir ou à rétablir l’ordre traditionnel des choses « comme
elles doivent être » (c’est-à-dire, dans les sociétés traditionnelles, comme
on croit qu’elles ont été dans un passé réel ou mythique). Les bandits
redressent les torts et corrigent ou vengent les injustices selon des critères
généraux de justice et d’honnêteté dans les rapports entre les hommes en
général, et tout particulièrement entre les riches et les pauvres, les forts et
les faibles. C’est là une ambition modeste, car ils laissent les riches
exploiter les pauvres (sauf si leurs pratiques ne relèvent pas de ce qui est
traditionnellement reconnu comme l’« honnêteté »), et les forts
opprimer les faibles (à condition qu’ils restent dans les limites de ce qui est
défini comme équitable, et qu’ils respectent leurs devoirs sociaux et moraux). Ils
ne demandent pas la suppression des seigneurs, ou même l’abolition du droit de
cuissage. Ils exigent simplement que les seigneurs, quand ils l’exercent, n’essaient
pas de se soustraire à l’obligation de donner une éducation à leurs bâtards [35] . En ce sens les
bandits sociaux ne sont pas des révolutionnaires, mais des réformistes.
Néanmoins, qu’il soit réformiste ou révolutionnaire, le
banditisme ne constitue pas un
mouvement
social. Il peut tenir lieu de substitut, par exemple quand les paysans prennent
pour champions des Robin des Bois qu’ils admirent parce qu’eux-mêmes n’ont pas
d’activité plus positive, ou quand le banditisme, en s’institutionnalisant dans
un secteur dur et combatif de la
Weitere Kostenlose Bücher