Les Bandits
fait, à ma connaissance, les protagonistes des
cycles de ballades
haïdoucs
ne sont pas les hommes qui sont devenus des chefs célèbres dans la vie réelle, mais
des anonymes, ou plutôt des gens qui s’appellent tout simplement Stoian ou
Ivantcho comme n’importe quel paysan ; ce ne sont même pas nécessairement
des chefs de bande. Les ballades clephtiques de Grèce sont à la fois moins
anonymes et moins instructives sur le plan social ; en effet, elles
appartiennent à la tradition du panégyrique (ou autopanégyrique) des
combattants professionnels. Leurs héros sont, presque par définition, des
personnages célèbres et bien connus de tous.
Ces groupes permanents avaient une structure et une
organisation rigoureuses. L’organisation et la hiérarchie de la grande république
des brigands qui constitue le sujet de
Au
bord de l’eau
sont extrêmement élaborées, et pas simplement parce
que, à la différence de certaines régions incultes d’Europe, cette république
réserve une place de choix à l’ancien fonctionnaire et à l’intellectuel déplacé.
(De fait, l’un des thèmes principaux est le remplacement, au poste de chef, d’un
de ces intellectuels ratés qui représentaient manifestement une source de
dissidence dans la Chine céleste, par un homme ayant passé tous ses examens
avec succès : en quelque sorte le triomphe de l’intelligence.) Les bandes
de
haïdoucs
étaient dirigées
par des
voïvodes
ou ducs élus,
chargés de s’occuper de l’approvisionnement en armes, et secondés par un
porte-drapeau ou
bairaktar
, qui
portait la bannière rouge ou verte et servait également de trésorier et d’intendant.
On trouve une structure et une terminologie analogues chez les
rasboiniki
russes et dans certaines
communautés
dacoït
en Inde, par
exemple chez les Sansia, dont les bandes de spahis (
sepoys
,
spahis
= soldats) étaient dirigées par un
jemadar
qui touchait une double part de butin, ainsi que 10 % de la prise, destinés à l’approvisionnement
en torches, lances et autres instruments nécessaires à la profession [92] .
Les
haïdoucs
représentaient donc à tous égards une menace plus sérieuse, plus ambitieuse, et
plus constante pour les autorités officielles que les quelques Robin des Bois
et autres brigands rebelles issus de toutes les sociétés paysannes ordinaires. Est-ce
parce que certaines conditions géographiques ou politiques rendaient possible
une forme de banditisme aussi permanente et aussi organisée, d’où
automatiquement de plus grandes potentialités « politiques », ou
parce que certaines situations politiques (par exemple une occupation étrangère
ou certains types de conflits sociaux) tendaient à engendrer un banditisme
particulièrement « conscient » et l’amenaient donc à se structurer de
manière plus ferme et plus durable ? Les deux explications sont sans doute
vraies, pourrait-on répondre, même si la question reste ouverte. Je ne pense
pas que le
haïdouc
aurait été
en mesure de le dire, car il était rarement capable – à supposer qu’il le fût
jamais – de sortir du cadre social et culturel qui l’entourait ainsi que sa
communauté.
Nous allons essayer de faire un rapide portrait du
haïdouc
. Il se considérait sans doute
avant tout comme un homme libre, et, partant, comme l’égal d’un seigneur ou d’un
roi ; un homme en ce sens émancipé et devenu un être supérieur. Les
clephtes
du mont Olympe qui capturèrent
le respectable Herr Richter se vantaient d’être les égaux des rois et
rejetaient certains comportements comme étant « indignes d’un roi ». De
la même façon, les Badhaks du nord de l’Inde prétendaient que « notre
profession a été un métier de roi » et – tout au moins en principe – obéissaient
à un code chevaleresque qui leur interdisait d’insulter les femmes et ne les
autorisait à tuer que dans le cadre d’un combat loyal, bien que l’on puisse
considérer comme certain que peu de
haïdoucs
pouvaient en réalité se permettre de combattre avec autant de noblesse. La
liberté supposait l’égalité entre
haïdoucs
,
et il existe à ce sujet un certain nombre d’exemples frappants. Quand le roi d’Oudh
essaya de former un régiment de Badhaks – tout comme les empereurs de Russie et
d’Autriche formèrent des unités de
haïdoucs
et de cosaques –, les hommes se mutinèrent parce que les officiers avaient
refusé d’accomplir les mêmes devoirs qu’eux. Ce genre
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