Les Bandits
Panayot Hitov.
L’existence même des
haïdoucs
était leur justification. Elle prouvait que l’oppression n’était pas
universelle et que la vengeance était possible. C’est pourquoi les paysans et
les bergers de leur région s’identifiaient à eux. Il est inutile de supposer qu’ils
passaient tout leur temps à combattre les oppresseurs ou, chose encore plus
improbable, à essayer de les renverser. La seule existence de bandes d’hommes
libres, et de zones montagneuses ou marécageuses qu’aucune administration ne
pouvait atteindre, constituait en soi un succès. Les montagnes grecques connues
avec fierté sous le nom d’Agrapha (« sans écriture », parce qu’aucune
liste de contribuables n’avait jamais pu y être établie), étaient indépendantes,
sinon légalement, tout au moins dans les faits. Certes les
haïdoucs
lançaient des raids. De par la
nature de leur profession, ils étaient obligés de combattre des Turcs (ou
quiconque représentait l’autorité) parce qu’une des tâches de l’autorité était
de protéger les transports de marchandises et de fonds. Ils éprouvaient
certainement une satisfaction particulière à tuer des Turcs, vu que les Turcs
étaient des chiens d’infidèles qui opprimaient les bons chrétiens, et peut-être
aussi parce qu’il est plus héroïque pour un combattant d’affronter des
adversaires dangereux, dont la bravoure rehausse la sienne. Mais rien n’indique
que, livrés à eux-mêmes, les
haïdoucs
des Balkans aient tenté de libérer leur pays du joug turc, ou aient été
capables de le faire.
Quand la situation était difficile pour le peuple et
critique pour les autorités, le nombre des
haïdoucs
augmentait ainsi que celui des bandes, et leurs actions se multipliaient et se
faisaient plus audacieuses. À de pareilles époques, le gouvernement ordonnait
de manière plus péremptoire l’écrasement du banditisme, les excuses des
administrateurs locaux devenaient plus vibrantes et plus sincères, et la
tension montait dans le peuple. Car, à la différence des épidémies de
banditisme ordinaire qui, comme on le voit rétrospectivement, ne sont les signes
avant-coureurs d’une révolution que parce qu’elles l’ont en fait précédée, les
haïdoucs
n’étaient pas simplement des
symptômes d’agitation, mais des noyaux de libérateurs éventuels, reconnus comme
tels par le peuple. Quand la situation était mûre, les bandits chinois des
montagnes du Liang Shan P’o (où, selon le célèbre
Au bord de l’eau
, se trouvait leur « tanière ») étendaient
leur « zone libérée » aux dimensions d’une région ou d’une province, devenant
ainsi le noyau d’une force désireuse de renverser le trône du Ciel. Les bandes
de hors-la-loi pillards et de cosaques, qui se déplaçaient au long de la
frontière turbulente séparant d’une part l’État et la servitude, d’autre part
les grands espaces et la liberté, se regroupaient pour inspirer et diriger les
insurrections paysannes, qui remontaient la Volga avec à leur tête un
prétendant cosaque ou un défenseur du vrai tsar. Les paysans javanais
écoutaient avec un intérêt accru l’histoire de Ken Angrok, le brigand fondateur
de la maison princière de Modjopait. Quand les augures sont favorables, quand
se sont écoulés les cent jours nécessaires au mûrissement du maïs, alors va
peut-être commencer le millenium de la liberté, toujours latent, toujours
attendu. Le banditisme se fond dans la révolte ou la révolution paysannes ;
les
haïdoucs
, vêtus de leurs
tuniques étincelantes, redoutables dans leur costume et leurs armes, peuvent en
devenir les soldats.
Mais, avant d’examiner le rôle du bandit dans la révolution
paysanne, il faut étudier les facteurs économiques et politiques qui le
maintiennent dans le cadre de la société existante.
CHAPITRE
7.
ASPECTS ÉCONOMIQUES ET POLITIQUES DU BANDITISME
«
Par une coïncidence assez curieuse, les diverses
observations et recherches aboutissent toutes au même résultat : les bandits
n’ont ni travail ni propriété personnelle, mis à part celle que peut leur
apporter leur vie aventureuse
[98] . »
La bande de brigands se situe en dehors de l’ordre social
qui enchaîne les pauvres : ce n’est pas une communauté de sujets, mais une
fraternité d’hommes libres. Cependant, elle ne peut se couper totalement de la
société. Ses besoins, ses activités, son existence même la mettent en contact
avec le
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