Les Casseurs de codes de la Seconde Guerre mondiale
merveille au monde universitaire. On se serait cru en salle des professeurs. Ça n’avait donc rien de militaire.
Dans ses mémoires sur Bletchley, Peter Calvocoressi se souvient également de cette ambiguïté parfois déconcertante quand il s’agissait de savoir à qui rendre des comptes et de quelle manière :
Bletchley Park n’avait vraiment rien de militaire. On ne prêtait guère attention à la hiérarchie militaire ou civile. Ses chefs étaient des civils rémunérés par le ministère des Affaires étrangères et il y avait aussi des anciens d’avant-guerre, la plupart cryptographes. Mais ces derniers étaient largement surpassés en nombre par les personnes recrutées pour cette guerre, dont les effectifs s’avéraient bien supérieurs à ce que l’on pouvait imaginer. Ce sont eux qui conféraient à Bletchley Park cette classe, ne serait-ce qu’inconsciemment.
Keith Batey se souvient que l’agencement et le mélange de militaires et de civils ne semblaient poser aucune difficulté : « Au sein du baraquement 6 et de l’équipe de Dilly Knox, il n’y avait aucun militaire. Les militaires figuraient dans la Section renseignement, les baraquements 3 et 4, et la Section navale. Le meilleur cryptographe était sans conteste Tiltman, soldat et officier de métier. Son acolyte Morgan était également militaire. »
Un officier de marine détaché au Park, Edward Thomas, se remémore également cette curieuse atmosphère :
Nous, les nouveaux de la marine, avons tout de suite été impressionnés par la bonne entente et l’absence de friction entre ceux qui portaient l’uniforme et les autres. Malgré la tension importante que générait la mission, l’atmosphère était détendue. Quel que soit son grade ou son statut, n’importe qui pouvait soumettre aux autres l’idée ou la suggestion de son choix, aussi folle soit-elle.
C’était en partie dû au fait que les militaires recrutés provenaient des mêmes milieux que les civils (enseignement, journalisme, édition, langues, etc.), mais aussi que ces personnes étaient les plus conscientes de ce que nous ferait perdre une victoire d’Hitler… Les officiers travaillaient volontiers sous les ordres de civils et vice-versa. Les professeurs d’université d’Oxford et de Cambridge collaboraient en toute harmonie.
Concernant la question de la hiérarchie, il faut se souvenir que les Britanniques avaient une tradition bien établie consistant à se tourner vers les « amateurs intellectuels » pour ce qui touchait au renseignement. Dilly Knox et ses individualistes du Bureau 40 étaient à plus d’un titre l’apogée limpide d’une philosophie britannique existant depuis longtemps.
Si l’on remonte par exemple au xvi e siècle (la cour d’Elizabeth I re et le prototype de l’effrayant État-policier du maître-espion Sir Francis Walsingham), on recrutait déjà de jeunes gens brillants à Oxford et Cambridge pour le domaine du renseignement. Le dramaturge Christopher Marlowe en est la parfaite illustration. Il a été recruté afin de voyager dans toute l’Europe et rapporter des échos de tentatives de complot papistes contre la reine protestante.
Au fil des années et des siècles, nous pouvons constater que le renseignement britannique est en partie une affaire militaire, mais demeure surtout régi par de talentueux civils. L’historienne Rebecca Ratcliff cite Lord Baden Powell, fondateur du mouvement des scouts, en train de dessiner des ailes de papillon dissimulant des schémas des forteresses turques. Et, dans la littérature populaire de la fin de l’ère victorienne et du début du xx e siècle, les héros des romans d’espionnage si prisés de William Le Queux étaient tous des amateurs surdoués. Des hommes intelligents, avec des relations, une bonne éducation, appelés au ministère des Affaires étrangères par des gens sympathiques afin d’enquêter sur les projets diaboliques des puissances ennemies. L’archétype de l’excentrique doué est peut-être encore plus important : dans la culture anglaise, qui mieux que Sherlock Holmes répond à cette description ?
Par conséquent, comme l’a montré le côté délabré et sympathique du Bureau 40 tout au long de la Première Guerre mondiale, on a jugé très important, dans les années 1930, que les « experts » aient suffisamment d’espace et de liberté pour mener à bien leurs raisonnements géniaux. Il ne fallait donc pas
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