Les Casseurs de codes de la Seconde Guerre mondiale
cryptographes chevronnés. Alistair Denniston se lia d’une amitié chaleureuse et très utile avec le cryptographe expérimenté américain William Friedman. On a écrit qu’en retour Friedman vouait une grande admiration et respectait profondément Denniston.
Bien que Bletchley ait refusé de céder ses bombes cryptographiques, l’institution tenta d’aider les Américains de diverses manières. En novembre 1942, par exemple, elle dépêcha aux États-Unis Alan Turing en personne. Il traversa l’Atlantique à bord du Queen Elizabeth à une période où les convois maritimes étaient particulièrement vulnérables face à la menace omniprésente des U-Boote. Turing s’était déjà rendu aux États-Unis dans les années 1930 et il y comptait des amis, mais cette visite était l’occasion de s’en faire de nouveaux. Bletchley prêtait là essentiellement son expertise intellectuelle à son allié formidablement riche, dans l’espoir que son génie, allié à leurs ressources illimitées et savoir-faire technologique, permettrait de réaliser d’autres avancées capitales.
Une fois arrivé au Communications Supplementary Activities (à Washington), connu sous le sigle CSAW, Turing se déplaça de département en département au sein de l’opération de cryptographie américaine, sachant qu’il devait sa présence en ces murs non pas à l’armée de terre ou à la marine mais carrément à la Maison-Blanche. Il eut un accès total à tous les nouveaux systèmes sur lesquels travaillaient les cryptographes américains et ses compétences commencèrent à porter leurs fruits. Il était enfin possible de suivre les positions des U-Boote dans l’océan Atlantique, une fois de plus.
Il se mit ensuite à travailler chez Bell Laboratories, à New York, où l’on était en train de développer une nouvelle idée top secrète. Il s’agissait du chiffrement de la parole et du brouillage des appels, à l’aide d’appareils tels que le Vocoder 35 , en cours d’élaboration à Dollis Hill, à Londres. Réputé dans cette communauté pour être le meilleur cryptographe anglais, il s’implanta à Greenwich Village pour travailler douze heures par jour sur ce dispositif et d’autres systèmes de sécurité militaire.
Il demeurait cependant en lui une tendance irrépressible. Son biographe Andrew Hodges écrit à propos de ses collègues américains :
[Ils] se plaignaient de ce qu’Alan ne les saluait pas et ne leur témoignait aucun signe de reconnaissance lorsqu’il les croisait dans un couloir. Il semblait « regarder à travers eux ». Comme il avait dépassé la quarantaine, Alex Fowler se permit de le lui faire remarquer.
Alan se montra pitoyable mais il se justifia en faisant allusion à ce qui lui rendait la vie si difficile. « Et vous savez, à Cambridge, expliqua-t-il, quand on sort le matin, c’est superflu de répéter Bonjour sans arrêt. » Alan avait en outre trop conscience de tout ce qu’il faisait pour se prêter naturellement aux conventions. Il promit cependant de faire attention. 36
Turing prétendit même ouvertement avoir été dragué par un autre homme dans un hôtel, fanfaronnade que l’on se permettait plutôt rarement autour d’un distributeur d’eau dans les États-Unis de l’époque.
Plus tard, en 1942, Edward Travis se rendit lui-même à Washington. Aux dires de Gordon Welchman, il reçut « un accueil glacial ». Côté américain, on avait toujours du ressentiment en raison du refus des Britanniques de leur faire profiter des bombes cryptographiques.
Malgré cette difficulté, la Grande-Bretagne et les États-Unis signèrent un accord portant sur la mutualisation des connaissances cryptographiques. Il prévoyait notamment que Bletchley diffuse enfin ses connaissances en échange d’informations et de précieuses ressources. Les États-Unis devaient créer des bombes cryptographiques sur la base des modèles dessinés par Turing.
Les machines furent fabriquées à Dayton, dans l’Ohio. Les deux premières, dont la conception fut supervisée par Turing, furent baptisées Adam et Ève. À partir de là, en 1942, Bletchley continua à mener la danse en matière de déchiffrement de messages de la marine allemande, mais envoya également des messages déchiffrés bruts à Washington. Il s’agissait là d’un arrangement extraordinaire. C’était la première fois que deux camps, même s’ils étaient alliés, consentaient volontiers à
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