Les chemins de la bête
l’aurait à n’en point douter brûlée ou
écartée comme une plaisanterie blasphématoire.
Elle leva les yeux vers le messager fourbu qui attendait sa
réponse sans prononcer une parole. Elle lut dans son regard exténué que l’homme
connaissait la teneur de la missive. Elle hésita :
— Mon frère en Jésus-Christ, il faut vous reposer
quelques heures. Votre route est si longue.
— Le temps nous presse, ma mère. Je n’ai nulle envie de
repos. Quant au besoin, eh bien, il devra patienter encore.
Elle lui destina un sourire triste en rectifiant :
— Alors disons que je vous demande la faveur de
quelques instants de recueillement et de réflexion.
— Je vous les accorde... mais le temps nous est compté,
ne l’oubliez pas.
Éleusie de Beaufort se dirigea vers une porte dissimulée
derrière une tenture. Elle précéda l’homme le long d’un escalier taillé dans la
pierre qui menait à un lourd battant cadenassé voilant aux yeux du monde et des
autres moniales sa bibliothèque privée, une des plus prestigieuses, des plus
dangereuses aussi, de la chrétienté. Les comtes et les évêques de Chartres, des
savants, sans oublier quelques rois et princes ou de simples chevaliers y
avaient accumulé depuis des décennies des ouvrages rapportés des quatre coins
du monde, certains en langues indéchiffrables par l’abbesse, en dépit de sa
grande érudition. Elle était la gardienne confidentielle de cette science, de
ces livres, le plus souvent oubliés des héritiers ou descendants de leurs
donateurs, et parfois, un frisson d’appréhension la parcourait lorsqu’elle
frôlait leurs couver-tures. Car, elle le savait, elle l’avait lu en latin, en
français et, pour le peu qu’elle le déchiffrait, en anglais : il existait
dans certains de ces volumes d’incommunicables secrets. Les arcanes de
l’univers s’expliquaient dans trois ou quatre d’entre eux, peut-être davantage,
car elle n’entendait ni le grec – une langue peu pratiquée voire
dédaignée en cette époque –, ni l’arabe, ni l’égyptien, et encore moins
l’araméen. Ces secrets devaient rester hors de portée des hommes, et nulle
autorité, hormis celle du saint-père, ne fléchirait sa conviction. Alors,
pourquoi ne pas les détruire, les réduire en cendres, simplement ? Elle
s’était posé la question des nuits entières, se levant dans le but de se
précipiter vers la grande cheminée de la bibliothèque, d’y nourrir un feu
sacrilège, puis se recouchant, incapable d’aller au bout de son projet.
Pourquoi ? Parce qu’ils étaient la connaissance et que celle-ci est
sacrée, même lorsqu’elle est stupéfiante.
L’abbesse installa le messager aussi confortablement que
possible et déverrouilla une autre porte ouvrant sur le couloir. Elle passa
avec prudence la tête par l’entrebâillement, s’assurant que nul ne se trouvait
dans les parages, puis sortit et referma rapidement derrière elle. Elle
s’avança d’un pas vif vers les cuisines afin d’y quérir un broc d’eau, une
miche de pain, un peu de fromage et quelques tranches de lard fumé, de quoi
permettre au voyageur de se sustenter après son pénible périple. Elle se
faufila comme une voleuse, rasant les murs, épiant le moindre écho, de crainte
d’être surprise.
Une voix enjouée résonna dans son dos. Elle se retourna,
fournissant un gigantesque effort pour attendre d’un sourire la remarque de
Yolande de Fleury, la sœur grainetière. La jeune femme était accompagnée
d’Adèle de Vigneux, sœur gardienne aux grains. Yolande de Fleury était une
petite femme rondelette, dont rien ne semblait pouvoir tempérer la continuelle
bonne humeur. Elle s’enquit :
— Ma mère, où courez-vous ainsi ? Pouvons-nous
vous décharger d’une tâche ?
— Non pas, chères filles. Une soif inopinée mais
tenace, la tenue des registres sans doute. Marcher jusqu’aux cuisines me
dégourdira les jambes.
Éleusie regarda disparaître les deux femmes au détour du
couloir. Certes, elle avait confiance en ses sœurs, même les novices, et la
plupart des servantes laïques données à Dieu. Sans doute aurait-elle pu
partager le fardeau des secrets avec certaines d’entre elles. Jeanne d’Amblin
par exemple, fidèle parmi les fidèles, intelligente, sans grande illusion sur
le monde mais néanmoins optimiste. Toutes ses qualités, ajoutées à son
opiniâtreté, avaient encouragé Éleusie à lui confier la redoutable tâche
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