Les chemins de la bête
autorisation.
— Voyons cela de plus près, Ogier [59] mon tout beau, annonça-t-il au
destrier qui inclina les oreilles à son nom.
Artus d’Authon tira d’un coup sec la flèche, se contraignant
à regarder le flot de sang qui s’en écoulait. Il remonta en selle et pressa
d’un mouvement amical les flancs de sa monture, qui s’élança vers le nord.
Après tout, c’était une façon comme une autre d’en finir avec cette nouvelle
journée et puis, autant l’avouer, Monge avait piqué sa curiosité.
Le comte se méfiait un peu de la description conquise
qu’avait faite son bailli de la dame. Brineux avait pour les femmes une
tendresse mêlée d’admiration que n’avait pas tempérée – bien au contraire
– son mariage à une demoiselle très vive et mutine de l’excellente
bourgeoisie d’Alençon. Si cette Julienne n’était pas la plus jolie fille du
Perche, en dépit d’un minois et d’une silhouette avenants, elle était sans
conteste la plus distrayante et leur avait occasionné – à Monge et à lui
– quelques agréables rires tant son don d’imitation confinait au génie.
L’interprétation qu’elle faisait du comte Artus, à son nez, fronçant les
sourcils d’un air grave, inclinant un front songeur, croisant les mains
derrière le dos et avançant penchée comme si sa haute taille la gênait, avait
fait pouffer son modèle, qui n’eut toléré cette gentille moquerie de nul autre.
Souarcy était à trois heures de cheval, un peu moins en
menant bonne allure. Madame de Souarcy ne pourrait refuser de loger son
suzerain pour la nuit s’il en était besoin. Dès qu’il aurait rassasié sa
curiosité, il rentrerait.
Manoir de Souarcy-en-Perche, juin 1304
Un valet de ferme, affolé à l’annonce de son nom, lui avait
indiqué en bredouillant la direction des bois où il trouverait la maîtresse du
manoir.
Sentant l’indécision de son cavalier au relâchement des
rênes et du mors, Ogier avançait d’un pas lent.
— Il est encore temps de tourner bride, murmura Artus
d’Authon, comme s’il quêtait l’approbation de sa monture. Quel ridicule
enfantillage que cette visite. Bah... Tant pis, allons jusqu’au bout !
Ogier allongea sa foulée.
Éloigné d’une bonne quinzaine de toises, un rideau de fumée
attira son regard. Deux silhouettes masculines s’activaient dans ses volutes,
l’une lourde et haute, l’autre élancée. Deux paysans, à en juger par leur
courte tunique pincée à la taille par une épaisse lanière de cuir et à leurs
braies [60] de grosse toile. Les deux hommes portaient des gants et une étrange coiffure,
sorte de chapeau emmailloté d’un voile fin serré autour du cou.
Une nervosité soudaine du cheval alerta Artus. Qu’étaient
toutes ces mouches à miel qui fonçaient dans leur direction ? Des ruches.
Les deux serfs enfumaient les ruches. Il pila et fit reculer Ogier de quelques
pas avant de mettre pied à terre pour poursuivre seul son avancée.
Il ne se trouvait plus qu’à deux ou trois toises des
serviteurs, pourtant, ceux-ci semblaient si absorbés dans leur tâche qu’ils ne
s’étaient pas rendus compte de son approche. Sans doute leur étrange protection
les gênait-elle pour entendre.
— Ohé ! cria-t-il pour signaler sa présence,
repoussant d’une main gantée les mouches à miel qui l’environnaient.
La silhouette mince tourna son visage voilé dans sa
direction. Une voix fraîche, celle d’un jeune garçon, lança d’un ton
péremptoire qui sidéra le comte :
— Écartez-vous, monsieur, elles sont énervées.
— Elles défendent leur miel ?
— Non, leur roi, et avec une âpreté et une abnégation
que pourraient leur envier nombre de soldats, rétorqua la voix autoritaire.
Reculez, vous dis-je. Leur venin est puissant.
Artus s’exécuta. Il ne s’agissait pas d’un jeune garçon,
mais d’une femme, admirablement tournée en dépit de son étrange déguisement.
Ainsi Agnès de Souarcy se transformait-elle au besoin en apicultrice. Monge de
Brineux avait raison : la lynx était courageuse, car ces mouches à miel,
attaquant en légion, pouvaient se révéler mortelles.
Une bonne dizaine de minutes s’écoula, au cours desquelles
il ne la quitta pas des yeux, surveillant ses gestes précis et rapides,
admirant son calme destiné à ne pas affoler davantage les abeilles, écoutant
les ordres qu’elle donnait d’une voix sans impatience à son valet, qui semblait
une
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