Les chevaliers de la table ronde
seigneur, répondit Merlin. Jamais, s’il plaît à Dieu, je
ne ferai de mal à une créature de Notre Seigneur. Celui qui tuerait cet être
tant qu’il est innocent, et même s’il doit devenir un traître à la fin de sa
vie, serait lui aussi un criminel, et moi, qui me sens si coupable envers Notre
Seigneur, si lourd de péchés accumulés durant toute ma vie, je ne saurais
commettre ce crime d’aider à tuer un enfant, une créature innocente. Il est
inutile de m’en prier, je n’en ferai rien. – Tu as donc une haine profonde pour
ce royaume, puisque tu veux sa perte ! s’écria le roi. Tu viens de dire, et
je te crois, que le royaume de Bretagne sera dévasté et détruit par un seul
chevalier. Ne vaudrait-il pas mieux que ce chevalier, responsable de cette
catastrophe, soit mis à mort, et lui seul, plutôt que tant de gens périssent à
cause de lui ? – Assurément, dit Merlin, il vaudrait mieux qu’il meure. – Eh
bien, pourquoi refuser de me révéler de qui il naîtra ? Ainsi pourrait-on
préserver le royaume de cette destruction ! – Seigneur, reprit Merlin, je
pense en effet qu’il serait préférable que cet enfant meure si l’on considère
le bien du royaume. Mais en admettant que le royaume puisse y gagner quelque
chose, moi j’y perdrais beaucoup trop. En effet, si je te révélais le nom de
cette créature, ou du moins l’heure de sa naissance et le nom de ses parents, je
commettrais un crime qui me ferait perdre mon âme. Or mon âme m’est plus chère
que tout ce pays. Je me tairai donc, car je choisis le salut de mon âme et non
celui du royaume. » Le roi se faisait suppliant : « Tu pourrais
au moins me dire quand et où il naîtra ! »
Merlin se mit à rire et dit : « Tu penses le
retrouver de cette façon, mais tu te trompes. Dieu en a décidé autrement. – J’y
arriverai pourtant ! Si je connais le temps et le lieu de sa naissance, je
saurai l’empêcher de détruire ce royaume. – Eh bien, dit Merlin, puisque tu le
veux, je vais te le dire, mais cela ne te servira à rien. Cet enfant naîtra le
premier jour qui suivra la prochaine lune nouvelle, et cela dans ton royaume, et
non loin de toi. – Je te remercie, dit le roi, et je ne t’en demanderai pas
davantage à son sujet. Il y a pourtant une autre chose qui me préoccupe : puisque
tu connais l’avenir, tu dois également bien connaître ce qui s’est passé à ton
époque. – Bien sûr, répondit Merlin, et je sais aussi ce que tu vas me demander !
– Comment est-ce possible ? – Tu vas bien voir si c’est vrai. Tais-toi et
écoute : tu veux me demander qui était ton père, et tu crois que personne
ne le sait puisque toi-même et ton père adoptif vous l’ignorez. Mais moi, je le
sais, et certains autres également. Je m’engage à t’en donner la preuve et à
révéler aux gens de ce royaume qui fut ton père, puisqu’ils l’ignorent et qu’ils
te reprochent ta bâtardise ! »
Arthur était abasourdi par ce qu’il venait d’entendre. Il demeura
un moment silencieux, puis il reprit : « Je suis très surpris de tes
paroles. Tu lis dans mes pensées, et je croyais qu’une telle chose était
impossible, sinon à Dieu. Qui es-tu donc, toi qui as l’aspect d’un vieillard
vénérable ? Dis-moi ton nom et quel est ton pays. En outre, si tu veux
bien rester avec moi, je ferai tout ce que tu me demanderas pourvu que je
puisse te l’accorder. – Roi, je ne veux pas dissimuler plus longtemps avec toi.
Apprends donc que je suis Merlin, ce devin dont tu as si souvent entendu parler. »
À ces mots, le roi Arthur se leva et, tout joyeux, alla embrasser Merlin.
« Ah ! Merlin ! s’écria-t-il, je croirai désormais tout ce que
tu me diras, toi l’homme dont tous les sages de ce monde parlent avec respect. Par
Dieu ! si tu veux bien me tirer d’embarras, éclaire-moi sur ce qui me préoccupe
tant ! – Bien volontiers, répondit Merlin. Je te déclare donc que ton père
était le roi Uther Pendragon et que ta mère est Ygerne de Tintagel, qui n’était
pas encore reine lorsqu’elle te conçut. » Et il lui révéla alors par quel
stratagème le roi abusa Ygerne la première nuit, et le rôle que lui-même joua
dans ce stratagème.
Ensuite, Merlin lui raconta avec force détails comment il
avait demandé à Uther Pendragon l’enfant qui devait naître de cette union, comment,
dès sa naissance, il l’avait emporté et confié, dans le plus grand secret, au
père et à la
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