Les chevaliers de la table ronde
moyen de te laisser faire ce que tu veux, autrement dit d’écarter des
enfants parmi lesquels tu crois que se trouve celui qui s’opposera à toi dans
les derniers jours de ton règne. Tu penses ainsi empêcher la destruction de ton
royaume ? Mais c’est impossible, et cette destruction se produira comme te
l’a affirmé le fils du diable ! »
Arthur se réveilla alors en sursaut, couvert de sueur, persuadé
d’avoir devant lui l’homme gigantesque qui lui avait parlé. Il comprit qu’il
venait de rêver ; mais les images et les paroles qu’il avait vues et
entendues provoquaient une grande angoisse dans son esprit. Il se signa et se
recommanda à Dieu. Puis, le matin, il fit équiper un grand navire sans
expliquer ce qu’il comptait en faire. Et, à la tombée de la nuit, il donna l’ordre
de prendre tous les enfants qui étaient enfermés dans ses tours – ils étaient
sept cent douze – et de les placer dans le navire. Enfin, il fit hisser les voiles,
et aussitôt le vent emporta le navire en haute mer.
Or, après avoir erré toute la nuit, le navire se trouva, le
lendemain matin, en face d’une forteresse qui appartenait à un roi qui était
resté longtemps païen, mais qui, devenu chrétien, manifestait un grand amour
pour Notre Seigneur. Sa femme venait de lui donner un fils qu’il avait appelé
Acanor, mais qui, par la suite, quand il devint compagnon de la Table Ronde, reçut
le nom de Laid Hardi à cause de sa laideur, de son teint basané et de son
courage à toute épreuve. Et le matin où le navire qui portait les enfants parut
devant sa forteresse, le roi, qu’on nommait Oriant, venait de sortir pour se
promener sur le port en compagnie de quelques-uns de ses serviteurs. Quand il
vit le navire, il dit à ceux qui l’entouraient : « Allons voir ce qu’il
y a dans ce navire qui semble venir de très loin. »
Tous se hâtèrent en direction du navire qui venait de s’échouer
dans le port. Ils montèrent à bord et se signèrent quand ils découvrirent qu’il
n’y avait que des enfants. « Qu’est-ce que cela peut bien signifier ?
disait le roi Oriant. Qui donc a bien pu en réunir un si grand nombre et les
envoyer ainsi sur ce navire sans pilote ? » Alors l’un de ses
familiers prit la parole et dit : « Je crois comprendre. Je me suis
trouvé, il y a peu de temps, dans le royaume du roi Arthur, et j’ai vu, avant d’en
repartir, que le roi faisait rassembler tous les enfants du royaume dès le jour
de leur naissance, et qu’il les enfermait dans des tours. Mais personne ne
savait pourquoi il agissait ainsi. Je pense que les seigneurs de Bretagne les lui
ont ainsi livrés parce que, peut-être, ces enfants devaient causer quelque
catastrophe. Et c’est pour ne pas les voir mourir sous ses yeux que le roi a dû
ordonner de les placer dans un navire sans pilote. Ainsi s’en remettait-il à
Notre Seigneur. Mais, de toute façon, le roi devait vouloir qu’ils périssent
pour les avoir ainsi envoyés en pleine mer, sans le secours d’aucun pilote !
– Ce que tu dis me paraît juste et avisé, répondit le roi Oriant. Voyons donc
ce que nous pouvons faire de ces enfants. Puisque Dieu nous les a envoyés, c’est
à nous de les prendre en charge. Mais il faut que nous soyons très prudents, car
si le roi Arthur apprenait qu’ils sont ici, il pourrait fort bien s’en irriter
et nous chercher querelle. – C’est simple, reprit celui qui avait parlé avec
sagesse. Voici ce que tu peux faire : donne un équipage à ce navire et
fais conduire les enfants dans un lieu où personne ne pourra les trouver, le
roi Arthur pas plus que quiconque, dans une île, par exemple. Ainsi, le roi
Arthur n’en entendra jamais plus parler, mais les enfants seront sauvés. »
Ainsi fit le roi Oriant. Il envoya les enfants dans l’une de
ses demeures qui se trouvait dans une île, avec autant de nourrices qu’il en
fallait, et des hommes de confiance pour veiller sur leur sécurité. Puis il
leur fit construire une magnifique forteresse qu’on appelle depuis le Château
des Jeunes.
Mais quand les barons de Bretagne apprirent ce que le roi
avait fait de leurs enfants, ils entrèrent dans une violente colère, puis
tombèrent dans un profond accablement. Ils firent chercher Merlin et, quand le
devin fut parmi eux, ils lui dirent : « Merlin, que devons-nous faire
devant un tel crime ? Jamais aucun roi de ce monde n’en a commis de pareil !
– Seigneurs, répondit Merlin,
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