Les chevaliers du royaume
le conduire chez son père, Malek (le propre fils de Tughril) était venu le chercher avec un autre mamelouk de sa compagnie. Puis, sournoisement, les deux hommes l’avaient assommé et transporté, dans une caisse servant aux munitions, vers l’arrière du camp. Là, on l’avait ligoté, bâillonné et revêtu du hijab, pour le déguiser en femme. Il avait marché il ne savait combien de temps, dans une odeur fétide reconnaissable entre mille : celle de Sohrawardi.
Le vieil aveugle s’exprimait en grinçant des dents, ce qui exaspérait al-Afdal. Le discours du mage était pareil aux stridulations des insectes : à vous soulever le cœur.
À ce propos, al-Afdal espérait que les hyènes auraient grand-faim quand on les jetterait dans les rangs des magiciens retenus en otages au Caire. À l’heure qu’il était, des pigeons avaient dû partir pour la capitale, portant sous leur ventre l’ordre de les massacrer. Sohrawardi était complètement fou.
Après avoir longtemps marché dans la nuit, al-Afdal sentit le terrain changer sous ses pas. Et, de meuble, se faire de plus en plus dur. Ils étaient dans des souterrains. Les sons résonnaient différemment, l’air n’avait plus la même texture, l’espace vibrait autour d’eux, renvoyant des échos mystérieux. Parfois, il entendait un bruit étrange, venu d’un lieu situé plus bas dans les entrailles de la terre : comme le son d’une flûte de Pan, ou d’un autre instrument. Il eut la sensation qu’il devait être très ancien, et se demanda si les autres l’avaient perçu. Où l’emmenaient-ils ? Cherchant à y voir par les mailles du grillage qui lui couvrait le visage, al-Afdal aperçut sur les murs des faciès monstrueux. Beaucoup exprimaient la souffrance, le remords. Ils n’avaient d’humain que les yeux – le reste était difforme, tourmenté. À l’agonie.
Aux bruits de pas et de conversations, al-Afdal estima le nombre de soldats à trois ou quatre, pas plus. Comme d’habitude, les mamelouks qui se révoltaient étaient trop peu nombreux pour pouvoir réussir un véritable coup d’État. Un jour, peut-être… Pour l’instant, deux d’entre eux devaient guider Sohrawardi. L’autre, ou les autres, étaient chargés de le garder. Ce n’était pas beaucoup, et al-Afdal se demanda s’il fallait s’en réjouir ou au contraire s’en offusquer.
« Si j’arrive à leur fausser compagnie, pensa-t-il, j’ai une chance de m’en sortir… »
Le problème était cette robe – qui l’empêchait de courir – et ses liens, qui entravaient ses mains. Arrivés à un carrefour, les mamelouks s’arrêtèrent. Ils semblaient perdus.
— Alors ? couina Sohrawardi. Il n’y a personne ?
— Non, Votre Seigneurie, répondit Malek. Personne encore. Faut-il attendre ?
— Vous deux, allez voir par là-bas si Châtillon est arrivé…
Al-Afdal entendit deux hommes s’éloigner, leurs pas se perdant dans un dédale de galeries. N’écoutant que son courage, il se rua du mieux qu’il put sur le garde qui restait, de façon à le renverser. Surpris, le mamelouk bascula en arrière et lâcha sa torche, dont la lueur rougeoyante vacilla, les plongeant dans le noir.
Sohrawardi poussa un grognement, et le mamelouk se releva. Il chercha à saisir al-Afdal, mais celui-ci avait déguerpi. L’enfant avait filé dans une galerie repérée peu auparavant, remettant son sort entre les mains d’Allah. Courant aussi vite que possible, il suivait de l’épaule une paroi, qui l’amena plusieurs fois à tourner, le conduisant loin de ses poursuivants – dont les pas s’estompaient derrière lui. Épuisé, apeuré, al-Afdal s’arrêta un moment pour souffler, puis repartit à l’aveuglette dans une autre direction. C’est alors que le sol se déroba sous ses pieds et qu’il glissa dans une nuit plus noire que la précédente.
*
Morgennes et Taqi se quittèrent à l’entrée des mines creusées par les sapeurs sous les murailles à l’est de Jérusalem. Au-dessus d’eux s’élevaient les hautes formes blondes de la porte Dorée, qui donnait à l’intérieur sur l’esplanade du Temple, que Taqi appelait le Haram al-Sharif. C’est par là qu’entrerait, un jour, le Messie attendu par les Juifs – ce qui semblait absurde étant donné que le Christ était déjà venu. En tout cas, la porte restait habituellement fermée, puisqu’elle ne donnait sur rien d’autre qu’un ravin – que les sapeurs de Saladin s’étaient
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