Les chevaliers du royaume
qu’il avait endurées, les exploits qu’il avait accomplis, la malédiction qui l’avait frappé. D’autres, au contraire, le jalousaient, lui en voulaient. Morgennes les agaçait : il paraissait indifférent à tout. Mais ce qui chez les uns suscitait l’exaspération, éveillait chez les autres l’estime. C’était comme si le monde, à son contact, se partageait en deux. Il y avait ceux qui le trouvaient modeste, et ceux qui le trouvaient orgueilleux. Ceux-ci le disaient souvent triste ; ceux-là, presque toujours joyeux. Ceux qui le trouvaient peu soucieux d’autrui se heurtaient à ceux qui louaient son écoute. Ceux-ci vantaient son calme et sa maîtrise de lui-même. Ceux-là déploraient ses colères et son impertinence.
En l’an de grâce 1186, le maître de l’Hôpital – Roger des Moulins – avait réuni son conseil privé. Il s’agissait de savoir par quel frère remplacer le beau doux frère Montillet, gardien de la Vraie Croix, mort à la bataille. On avait évoqué le nom de frère Morgennes, ce qui avait donné lieu à une discussion houleuse :
« Il est falot, vous dis-je !
— Je lui trouve au contraire une forte personnalité !
— C’est un insolent !
— Toujours très respectueux !
— Sans cesse à discuter !
— Ne parlant jamais trop, et toujours à propos ! »
On lui trouvait d’innombrables défauts, qu’un trésor de vertus compensait. Courageux, audacieux, étaient des qualificatifs qui revenaient fréquemment. Timide, indécis, aussi. On s’étonnait de ce qu’il fût Hospitalier. On se disputait alors sur les traits de caractère que devait avoir un chevalier de l’Hôpital. Tous s’accordaient à dire qu’il devait réunir les trois vertus qui faisaient un bon moine, c’est-à-dire l’obéissance, la pauvreté et la chasteté ; ainsi que celles d’un bon chevalier : la loyauté, la prouesse et la sagesse.
Fait rarissime, la discussion avait fini par des empoignades et des cris, auxquels Roger des Moulins avait mis fin en déclarant : « Ce qui est sûr, c’est qu’à trop parler de lui, quels que soient ses mérites ou ses défauts, nous nous égarons. Ce qui doit retenir notre attention, ce n’est pas le beau doux frère Morgennes, mais le Christ, les pauvres, les malades, le Saint Bois – au service desquels nous sommes. J’ai l’impression, en vous écoutant, que vous ne parlez pas du même homme ; et je n’arrive pas à savoir combien de personnes est Morgennes. Est-il deux, l’un bon, l’autre mauvais ? Est-il beaucoup plus que deux ? Ce qui est sûr, c’est qu’à vouloir trop bien le cerner, on perd la raison. Ce débat me chagrine, et nous éloigne de notre sujet : le beau doux frère Morgennes est-il, d’après vous, digne ou non de la charge d’“Apôtre” telle que nous l’entendons ? »
On s’était de nouveau disputés pour savoir quelles qualités devait avoir celui qui était élevé à ce grade. Devait-il être de tempérament fougueux et brutal, comme Roland du Jourdain, ou au contraire doux et pieux ?
Le maître de l’Hôpital avait tranché :
« Morgennes étant noble, et puisque nous sommes d’accord pour dire qu’il sait très bien se battre et monter à cheval, nous lui confierons la garde du Saint Bois. Allez chercher le frère Morgennes, afin de l’informer de l’honneur qui lui est fait.
— Très bien, déclara Morgennes en apprenant la nouvelle. »
Morgennes s’était mis à l’abri entre deux rochers. La faim lui tenaillait le ventre, mais l’idée de manger lui donnait la nausée. Il n’avait rien bu depuis trop longtemps. Alors il se releva, puis repartit vers le lac de Tibériade, au bord duquel campait l’armée de Saladin. Il allait là-bas parce qu’un homme seul, dans le désert, sans cheval ni eau, n’avait aucune chance de survie. Morgennes marcha dans la nuit, se fiant à son ouïe, cherchant à deviner d’où venaient les bruits de ces drapeaux qui claquaient au vent. Enfin, il aperçut des lueurs, à portée de flèche. Des braseros brillaient dans les ténèbres, tels des yeux de chats sauvages. Soudain, il vit une forme se mouvoir, puis deux, puis plus d’une dizaine.
Une meute de chiens à poil court, de ces créatures immondes qui sont les ombres des armées, se rassasiait de cadavres. Après avoir léché les blessures tiédies, les bêtes s’étaient mises à dévorer les morts en commençant par leurs parties tendres. Une hyène, tenant
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