Les chevaliers du royaume
apercevoir plus tôt ; en de nombreux endroits, les étendards jaunes de la tribu des Maraykhât côtoyaient ceux du sultan.
Rawdân ibn Sultân, le cheik des Maraykhât était à l’image de son peuple : cruel et fourbe, toujours prêt à se vendre au plus offrant. Saladin le savait bien, puisque à deux reprises déjà il lui avait offert de telles quantités d’argent, qu’après avoir promis aux Francs de les soutenir Rawdân s’était retourné contre eux. Les Maraykhât combattaient avec des armes d’un genre particulier, dont la lame courbe causait des blessures qui ne se refermaient pas. Souvent, ils l’enduisaient d’un poison contre lequel ils étaient immunisés, et qui avait la particularité d’empêcher le sang de coaguler. Il arrivait donc, parfois, qu’un de leurs ennemis sorte vainqueur d’un combat, pour mourir peu après d’une blessure dont le sang ne cessait de couler. Tout le monde, des Mahométans aux Francs, haïssait et craignait les Maraykhât. On achetait leurs services à prix d’or, de crainte que le camp adverse n’en fît autant.
Ces hommes se donnaient le nom de Maîtres des serpents et des scorpions, mais n’avaient que de très lointains rapports avec ces deux bêtes et se comportaient plutôt comme des rats.
Malgré l’heure tardive, ils continuaient de s’amuser. Des femmes dansaient de façon lascive, en compagnie d’un partenaire qui singeait leurs gestes, les mains posées sur leurs fesses. Les plus audacieux – ou les plus soûls – déposaient de voluptueux baisers sur le cou des danseuses, qui riaient à gorge déployée. Les mains se hasardaient sur les seins, les bouches sur les bouches, les sexes se frôlaient.
Morgennes prit sur son épaule le tonnelet de poisson frais, et s’approcha d’un petit feu de camp laissé désert par les rieurs. Des cruchons épars traînaient çà et là, au milieu des restes de victuailles. Il s’empara subrepticement d’un des récipients, et s’éloigna comme si de rien n’était.
Lorsqu’une voix s’écria derrière lui :
— Toi, là-bas ! Où emportes-tu ce tonneau ? Il est à nous, laisse-le !
Lentement, Morgennes posa le tonneau, et reprit sa route.
— Arrête !
Morgennes s’arrêta, mais ne se retourna pas.
— Montre-nous ton visage ? Qui es-tu ?
L’homme n’était qu’à quelques pas et vitupérait au sujet des Zakrad. Morgennes jeta de rapides coups d’œil alentour, pour évaluer la situation. Des convives endormis encombraient le passage ; deux soldats pris de boisson marchaient en zigzaguant, bras dessus bras dessous ; de jeunes enfants s’amusaient à se poursuivre, et se jetaient à la figure des poignées de sable, des carcasses de poulet ou des restes de pâtisseries ; enfin, des cavaliers passaient au grand galop, sautant par-dessus les feux allumés, renversant les marmites, effrayant les fêtards – qui s’indignaient de leurs audaces. Les disputes n’étaient pas rares, et on se chamaillait pour une femme, un morceau de viande, un verre de liqueur, ou pour le plaisir. Ailleurs, on chantait, on buvait. Alors Morgennes laissa l’homme approcher, puis se tourna brusquement et lui écrasa son cruchon sur le crâne. Le récipient explosa sous la violence du choc, le Maraykhât recula en titubant, puis s’écroula, assommé.
— Attrapez-le ! lança une voix venue d’ailleurs.
Morgennes prit ses jambes à son cou et détala en direction du camp des Zakrad. Leur chef, Matlaq ibn Fayhân, avait été le premier de tous les nomades à suivre Saladin. C’était un homme juste et bon – ou qui du moins en avait la réputation.
— C’est un espion des Zakrad ! cria une autre voix.
Une intense agitation s’empara du camp des Maraykhât.
Morgennes courut de plus belle, une horde de poursuivants à ses trousses. Il les entendait vociférer, se bousculer, tirer leur lame du fourreau. À ce tintamarre s’ajouta bientôt celui d’une cavalcade : une dizaine de cavaliers galopaient après lui. Morgennes réussit à trouver suffisamment de force pour accélérer ; et se rua vers une tente immense où flottait l’étendard des Zakrad.
L’irruption de centaines de Maraykhât chez les dresseurs d’oiseaux ne passa pas inaperçue. Sans s’occuper de cet individu au visage entouré d’un foulard, de nombreux Zakrad se précipitèrent vers les barbares pour les chasser – car ces deux peuples se haïssaient. Des mamelouks, montés sur de robustes destriers,
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