Les chevaliers du royaume
le poitron du Dieu sanglant ! » lâcha Jocelin. Il éperonna si férocement les flancs de sa monture qu’ils se teignirent de rouge ; son cheval allongea la tête, et galopa ventre à terre.
— Montjoie ! hurla Jocelin en se dressant sur ses étriers, brandissant son épée au-dessus de lui, prêt à frapper.
Les spectres se déployèrent sur une grande ligne droite ; ils cherchaient à l’envelopper pour le prendre à revers et lui couper la retraite. « Qu’importe, se dit-il, je n’ai pas choisi de fuir. »
Puis la ligne s’anima et vint à sa rencontre au grand galop, les chevaux projetant derrière eux des mottes de terre. Mais ce qu’il y avait d’horrible, ce qui fit vaciller le bras de frère Jocelin, ce fut ce cri qu’ils poussèrent d’une même voix, d’une même âme :
— Montjoie !
La course de Jocelin s’en trouva soudain ralentie et son bras fléchit.
« Montjoie ! » crièrent ses ennemis en venant sus à lui. « Montjoie ! » crièrent-ils en abaissant leur lance, leur bouclier calé contre leur selle.
Jocelin, lui, ne savait quoi crier. Ne pouvant se résoudre à se battre contre des chrétiens, il ferma les yeux et s’apprêta à prendre, dans la poitrine, le fer d’une lance. Une secousse lui fit vider les étriers, l’envoyant loin derrière son cheval, qui cessa bientôt de galoper. Mais la lance s’était fichée dans un de ses poumons après avoir percé son haubert et son gambeson. Il ne parvenait plus à respirer. L’air s’échappait de sa cage thoracique avec d’affreux sifflements ponctués de gargouillis liquides. Il ouvrit la bouche, incapable de dire un mot. Ses pensées se troublaient, pleines de choses confuses. Puis il aperçut un curieux cheval roux, si roux qu’il semblait une flamme. Un homme, tout de noir vêtu, le montait. En guise d’armure, il portait une étrange cuirasse de chaînes mélangées à sa chair, et brandissait une de ces épées que l’on nomme « bâtardes » parce qu’elles se manient aussi bien à deux mains qu’à une seule. L’homme regarda Jocelin, qui rendit alors son dernier souffle.
*
Le frère sergent appela Emmanuel, la voix vibrante de terreur :
— Frère chevalier ! Par ici !
Emmanuel tourna bride et se dirigea vers lui. Ses auxiliaires le suivaient. Cela faisait maintenant deux heures qu’ils chevauchaient dans le brouillard, ne dépassant jamais le trot pour ne pas se perdre. La brume était si dense qu’elle rappelait à Emmanuel celle qui baignait les forêts de son Oise natale, y noyant jusqu’au faîte des arbres. Ou plutôt, elle évoquait ces feux de broussaille de sinistre mémoire que les Sarrasins avaient allumés à Hattin, et dont la fumée, chassée par le vent en direction des chrétiens, les avait aveuglés et étouffés. L’air en était devenu si noir qu’Emmanuel avait perdu de vue la Vraie Croix, Morgennes et l’étendard de l’ordre.
Il avait alors cherché à rallier le gonfanon haussant des Templiers, mais celui-ci avait tourné à déconfiture. Conformément aux exigences de la règle, et ne voyant nulle part de bannières de secours, ni du Temple ni de l’Hôpital, Emmanuel s’était efforcé de rejoindre l’étendard de la maison chrétienne la plus proche ; d’abord celle du roi de Jérusalem, puis, ne la trouvant pas, celle de Raymond de Tripoli.
Ce qui lui avait sauvé la vie.
Depuis, comme pour tous les chrétiens d’Orient, Hattin avait un goût de chaleur et de mort, un goût de revanche à prendre. Et c’est ce goût qu’il avait en bouche, tandis qu’il approchait de l’homme qui avait crié.
— Frère Emmanuel, regarde !
Le frère sergent, en manteau noir à croix rouge, pointa du doigt deux corps étendus à dix pas l’un de l’autre, l’un tourné face contre terre, l’autre vers le ciel. Le premier portait le manteau noir à croix blanche de l’Hôpital, le second une broigne de cuir identique à celles que l’Hôpital donnait à ses turcopoles.
— De quoi sont-ils morts ?
Un auxiliaire descendit de cheval pour les observer de près :
— Ils ont un carreau d’arbalète fiché dans la cuirasse, au niveau du torse ! Et celui-ci, ajouta-t-il en montrant l’Hospitalier, on dirait qu’il a été traîné par sa monture…
Emmanuel descendit de selle à son tour et regarda les morts :
— Je ne les connais pas, mais ils devaient faire partie de la caravane chargée de nous apporter l’or…
Soudain, les
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