Les cochons d'argent
des arêtes inquiétantes, inconnues dans les douces rondeurs de ces régions. Au sud se trouvent les Gorges – d’anciennes cavernes aux eaux imprévisibles plongeant sous terre ou jaillissant furieusement à la première averse. Sur le versant nord, plus clément, quelques hameaux s’agrippent au relief, reliés entre eux par des sentiers précaires qui enfourchent le relief parmi les pâturages verdoyants.
À l’est, on perçoit à peine la pente. La route conduisant aux mines n’est pas indiquée ; quiconque y a à faire vient accompagné d’un guide. Pour les curieux, l’endroit est délibérément difficile à trouver.
En arrivant de la frontière, on quitte imperceptiblement les champs et les bois. Sans prévenir, la campagne en contrebas disparaît, et la route traverse un plateau anonyme et froid. Elle aboutit exclusivement aux mines ; il n’y a rien d’autre. Parcourir cette étendue déserte s’est avéré une expérience très solitaire. Toute cette région semble marquée par le gris, comme si l’on sentait en permanence la présence du vaste estuaire de la Sabrina, jusque dans les terres. Cette route étroite et haut perchée s’enfonce avec détermination dans la couche de grès sur dix milles, et à chacun de ces milles le vide du paysage et le vent incessant assènent davantage leur mélancolie. Même en plein été, un vent triste balaye ce long contrefort, sous un ciel sans soleil, empli de hauts nuages qui plongent à jamais dans l’ombre ces étendues désertes.
J’ai travaillé aux mines de plomb pendant trois mois. Exception faite de la Révolte, je n’ai rien connu de pire dans ma vie.
Je suis parvenu à faire le tour des divers métiers.
Après les filons exploités en hauteur (on quitte littéralement la terre ferme…), et les fours en terre où s’opère la première fonte (le boulot le plus chaud du monde), je fus promu aux fourneaux de coupellation, où de pauvres types s’échinent sur les soufflets pour chauffer à blanc le minerai – opération qui permet de récupérer l’argent. Je me retrouvai d’abord aux soufflets, avant de passer ramasseur, chargé de récolter l’argent en fin de journée, dans les fourneaux refroidis. Pour un esclave, c’est la consécration. Avec un peu de chance et en acceptant de se brûler les doigts, on peut se débrouiller pour racler une ou deux gouttes. Une petite étincelle pénètre alors votre esprit : s’évader !
Chaque jour, il y avait une fouille corporelle. Mais nous avions nos moyens sordides de la déjouer.
Il m’arrive encore de me réveiller en sursaut la nuit, couvert de sueur. Ma femme affirme que je reste muet dans mon sommeil. Un esclave apprend vite la règle : tout garder pour soi.
Il serait facile de dire que la mort de Sosia m’aida à ne pas lâcher. Facile mais un peu trop simple. Je n’ai jamais pensé à elle. Évoquer une présence aussi radieuse dans ce trou mortel aurait accru la souffrance. Non, si je parvins à mener ce travail de fourmi, ce fut grâce à une discipline de fer.
De toute manière, on oublie. La journée d’un esclave n’offre pas le temps de se perdre dans les souvenirs. Nous n’avions ni espoir, ni mémoire du passé. Nous nous levions à l’aube – enfin, il faisait encore nuit. Nous grimacions tristement devant nos bols de bouillie remplis par une femme sale qui ne semblait jamais dormir. Nous traversions en silence le site où tous les volets étaient clos. Les vapeurs blanches de nos respirations tournoyaient autour de nous comme nos propres spectres. On nous enchaînait par le cou. Un ou deux chanceux disposaient un calot sur leur tête pouilleuse. Je n’en ai jamais eu – mais je n’ai jamais la moindre chance. À cette heure où la demi-clarté semble inquiétante et prometteuse à la fois, où la rosée vous mouille les pieds, où le moindre son porte à des lieues dans l’air immobile, nous nous traînions vers les tâches du moment. Ils retiraient nos chaînes et nous nous y mettions. Nous creusions toute la journée, avec une pause où chacun demeurait assis, le regard vide, prostré sur son âme anéantie. Dès qu’il faisait trop sombre, nous nous tenions tête baissée, tels des animaux attendant la chaîne. Nous rentrions. On nous nourrissait. Nous sombrions dans le sommeil. Pour nous réveiller le lendemain, dans le noir, et tout recommencer.
Je dis « nous »… Il y avait des criminels, des prisonniers de guerre
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