Les cochons d'argent
(essentiellement des Gaulois et des Bretons), des esclaves en fuite (là encore surtout des Celtes, mais aussi des Sardes, des Africains, des Espagnols, des Lyciens). Je n’eus aucun besoin de jouer la comédie. Avec la vie que nous menions, je devins l’un des leurs. Je me prenais pour un esclave. J’étais brisé. J’avais les muscles en compote, les cheveux rêches, les doigts rompus, coupés, ampoulés, noirs de ma crasse et de celle des autres. Ça me grattait. Dans des endroits difficilement accessibles à mes doigts… Je parlais peu. Quand je parlais, c’était pour jurer. Mon imagination s’était vidée de ses rêves comme un abcès crevé par la dureté de cette nouvelle vie. Si j’avais entendu un poème, j’aurais esquissé un sourire moqueur, comme pour le charabia incompréhensible d’une langue étrangère.
Mais je savais jurer en plusieurs langues. Et j’en étais fier.
J’étais ramasseur quand je découvris les premières traces d’un détournement organisé. D’ailleurs, une fois que je sus repérer les indices, je découvris un système tellement gangrené par la corruption qu’il devenait difficile de faire la différence entre le chapardage – tout le monde en était – et la fraude de grande envergure supposant la complicité de la direction. Chacun était au courant mais personne ne disait rien : à chaque échelon on prélevait son petit pourcentage. Et une fois que c’était fait, on était passible de la peine capitale. En fait deux peines étaient prévues : la mort ou l’esclavage dans les mines. Quiconque avait vécu à Vebiodunum et connaissait notre condition savait bien que la peine capitale était la mesure la plus clémente.
Vers la fin décembre, en guise de réjouissances saturnales, Rufrius Vitalis se présenta, l’air fringant, un fouet en cuir coincé dans son épais ceinturon. Il voulait savoir si j’en avais appris assez pour être évacué. Quand il me vit, l’air hagard, son doux visage s’assombrit. Il m’avait récupéré au fourneau et me poussa un peu à l’écart sur le chemin, faisant claquer son fouet pour la galerie. Nous nous sommes accroupis dans un fossé de ronces où nous avions peu de chance d’être surpris.
— Falco ! Il te faut sortir d’ici au plus vite.
— Pas maintenant. C’est trop tôt.
J’étais le plus souvent d’humeur abattue. Je n’avais plus guère d’espoir d’être un jour libéré. Je me voyais passer ma vie entière affairé autour d’un foyer de coupellation, vêtu d’une simple culotte, les cheveux frisottants sur ma tête crasseuse, les mains à vif et sanguinolentes. Mon unique défi était de détourner à mon profit un maximum de particules d’argent. Je dépensai une telle énergie physique et mentale que je ne me souciais plus vraiment de ce qui avait motivé ma présence en ces lieux. Enfin, presque plus…
— Falco ! Tu es dingue ! Continuer, c’est du suicide…
— Ça ne fait rien. De toute manière, si je sors trop tôt, je m’en voudrai à mort. Vitalis, je dois aller jusqu’au bout…
Il commença à marmonner mais je le coupai net.
— Je suis content de te voir. J’aimerais transmettre quelques informations au cas où je n’aurais pas l’occasion de faire mon rapport.
— À qui ?
— Au procureur chargé des affaires financières.
— Flavius Hilaris ?
— Tu le connais ?
— J’ai entendu parler de lui. Paraît que c’est un type correct. Écoute, mon ami, on n’a pas beaucoup de temps. On pourrait se méfier si je reste trop longtemps. Je le trouverai. Qu’est-ce que je dois lui dire ?
— Il se trouve sans doute à sa villa de Durnovaria. (Suffisamment près pour lui faire parvenir un message en cas de besoin.) Dis-lui que la corruption est flagrante à tous les échelons. D’abord, quand les lingots bruts quittent la fonderie pour la coupellation, ils sont comptés par une fouine qui ne connaît pas ses tables d’addition. Il s’y retrouve en taillant des encoches sur un bâton. Mais il lui arrive « d’oublier » d’en faire une… La production globale déclarée par le concessionnaire Triferus au Trésor est donc faussée dès le départ.
— Ah ! s’exclama Vitalis, qui ne fut pourtant pas surpris d’apprendre la suite de l’escroquerie.
— Ensuite, tous les jours, un certain nombre de lingots bruts sont écartés purement et simplement. Tu n’imagines pas le nombre ! Ça a dû augmenter progressivement au fil
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