Les Conjurés De Pierre
plaisir ! lui chuchota l’évêque, qui avait remarqué qu’Afra cherchait Ulrich.
Elle mit un moment à comprendre ce qu’il insinuait. Elle eut un sourire amer et crispé. Elle sentait monter en elle un sentiment d’impuissance mêlée de colère.
Puis le fifre s’emballa et le tambourin redoubla d’énergie. On ne s’entendait plus.
L’évêque se leva et lui tendit le bras en criant par-dessus la musique :
— Venez, je veux vous montrer quelque chose.
L’évêque, avec son surplis, ses bas et ses chaussures rouges, coiffé de sa mitre glissant à chacun de ses pas, n’avait pas vraiment l’allure d’un homme digne et sérieux.
Afra s’efforça de rester calme quand elle prit son bras.
Wilhelm von Diest l’entraîna à l’étage supérieur, empruntant un escalier éclairé par des torches dont l’accès était surveillé par deux laquais. Ils longèrent un long couloir, dont les murs étaient couverts de tableaux représentant des scènes de l’ a ncien t estament, pour la plupart assez scabreuses, comme Suzanne aux bains ou Adam et è ve au paradis…
Au bout du couloir, l’évêque ouvrit une porte. Sans un mot, il invita Afra à entrer en tendant le bras. s upposant vaguement ce qui l’attendait, elle eut une hésitation : devait-elle prendre la fuite ?
Mais au premier coup d’œil jeté par la porte entrouverte, elle changea d’avis. Elle crut un instant que son esprit lui jouait des tours.
Cela ne l’aurait pas étonnée après une telle soirée. Mais plus son regard s’attardait dans la pièce, plus elle était certaine que ses yeux ne la trompaient pas.
Ce ne fut pas le lit occupant la moitié de la pièce, mais l’énorme toile suspendue au-dessus qui lui coupa le souffle : le portrait de sainte Cécile pour lequel elle avait servi de modèle à l’abbaye du même nom.
— Il vous plaît ? lui demanda l’évêque en la poussant à l’intérieur.
— Oui, beaucoup, répondit Afra embarrassée, cette sainte Cécile est magnifique.
— Effectivement, c’est bien sainte Cécile.
Afra faillit demander comment la toile avait atterri dans sa chambre, mais elle n’osa pas, même si la question la démangeait. Était-ce un pur hasard ? L’évêque savait-il tout de son histoire ?
Pour son plus grand soulagement, il devança sa question :
— Je l’ai acquise chez un marchand d’objets d’art à Worms. Il prétendait qu’elle venait d’une abbaye en Souabe. Elle aurait été suspendue au-dessus du maître-autel dans l’abbatiale. En fait… Il s’interrompit avec un sourire embarrassé. Les nonnes ont trouvé à la longue que cette sainte nue était un peu trop provocante. Cette toile exacerbait des sensations qu’il ne sied pas d’éprouver derrière la clôture d’un couvent. Compte tenu des débordements, l’abbesse s’est vue dans l’obligation de s’en séparer.
Afra observait l’évêque à la dérobée tandis qu’il parlait. Ignorait-il ou feignait-il d’ignorer ?
— Vous êtes aussi belle et séduisante que sainte Cécile, dit-il en passant la main dans les cheveux d’Afra.
Elle tressaillit imperceptiblement. Cette amabilité obséquieuse lui donnait envie de lui rabattre le caquet et de s’enfuir en courant.
Mais elle restait là, pétrifiée, incapable de prendre une décision.
— On pourrait même voir une certaine ressemblance entre vous et Cécile, j e ne vais pas vous torturer plus longtemps, belle enfant. Je sais depuis longtemps qui a posé pour ce tableau.
— Comment l’avez-vous su ? demanda Afra en cherchant à respirer calmement.
L’évêque sourit avec un air condescendant.
— Je dois avouer que j’ai passé, par votre faute, des nuits blanches. Aucune toile de ma collection ne m’avait jamais tant excité. Aucune ne m’avait donné autant de fil à retordre.
— Comment dois-je comprendre cela ?
— Lorsque le marchand d’art m’a montré la toile pour la première fois, j’ai immédiatement compris que cette sainte ne pouvait sortir tout droit de l’imagination de l’artiste, qu’il avait eu recours à un modèle. Ceci dit entre nous : quand les abbés et les chanoines de Strasbourg affirment que leur évêque ne connaît rien en théologie, ils ont raison. Mais croyez-moi, en matière d’art, je suis imbattable. Et j’ai perçu immédiatement ce qui troublait les nonnes de l’abbaye Sainte-Cécile. Quant à moi, je n’avais encore jamais vu un portrait aussi vivant. Ce
Weitere Kostenlose Bücher