Les Conjurés De Pierre
extrêmement inquiète qu’il soit au courant de son secret qu’elle n’avait même pas confié à Ulrich. Si Ulrich l’apprenait, comment réagirait-il ? Non, elle ne voulait plus rien savoir. Elle regrettait déjà d’avoir posé cette question.
Mais l’évêque lui répondit :
— Il existe peu d’alchimistes, de théologiens et d’artistes qui connaissent les secrets de l’iconographie. Elle fait partie des sciences occultes, comme la iatrochimie, cette branche de la médecine qui détermine l’efficacité d’un remède en fonction de l’heure à laquelle il a été préparé et de celle à laquelle il a été absorbé, ou la nécromancie qui, par ses procédés magiques, prétend invoquer les esprits . Je n’ai pas étudié la théologie, mais l’iconographie à Prague, où l’on ne côtoie que des personnalités éminentes dans le domaine. Alto von Brabant maîtrisait parfaitement cet art.
Afra ne suivait que d’une oreille distraite le discours de l’évêque. Elle soupçonnait Wilhelm von Diest de connaître tout d’elle et de son triste passé. Et, subitement, elle lui déversa tout ce qui lui pesait sur le cœur :
— Le bailli m’a violé quand j’étais toute jeune. Je suis parvenue, non sans mal et sans inquiétudes, à dissimuler cette grossesse. Sentant le terme approcher, je me suis enfuie dans la forêt pour donner naissance à cet enfant. Au comble de la détresse, j’ai déposé le nouveau-né dans une corbeille que j’ai suspendue à un arbre. Mais le lendemain, lorsque je suis retournée sur les lieux, la corbeille avait disparu. En savez-vous plus que moi ? Dites-moi la vérité !
Wilhelm secoua la tête.
— Vous savez que nos lois condamnent à la peine capitale celui qui abandonne son enfant, dit-il d’une voix grave, presque compatissante, surprenante chez un homme de ce genre.
Afra regardait devant elle avec un air hagard, absent, sans pouvoir verser une larme. Elle constatait avec étonnement que la vie l’avait beaucoup plus endurcie qu’elle ne l’aurait cru.
— Si vous en savez plus, alors parlez ! répéta-t-elle à deux reprises.
— Je ne sais rien de plus que ce qu’Alto von Brabant a indiqué sur sa toile. Voyez-vous ce ruban noué autour du bras de la sainte ?
Afra se tourna vers le tableau. Elle ne se souvenait pas de l’avoir porté pendant les séances de pose, elle gardait néanmoins vaguement en mémoire le moment où elle avait évoqué cette naissance et l’abandon de l’enfant devant Alto, qui s’extasiait sur la perfection de son corps.
— Ce ruban, s’étonna Afra, une coquetterie, rien de plus.
— Une coquetterie certes, pour l’observateur non averti. Mais pour celui qui est initié dans les codes de l’iconographie, le ruban indique clairement que la femme a tué son enfant. Pardonnez ma brusquerie ! J’avais imaginé au début que le nœud faisait référence à un épisode de la vie de sainte Cécile. Mais les théologiens du chapitre m’ont détrompé : Cécile avait fait vœu de chasteté et s’était toujours refusée à son jeune époux Valerianus. Je compris alors que la femme ayant servi de modèle était une mère infanticide.
Afra tendit sereinement ses poignets croisés à l’évêque.
— Que faites-vous ?
— Vous allez me livrer aux sergents, comme vous en avez le devoir !
— Quelle ineptie ! dit-il en la prenant timidement dans ses bras.
Elle s’attendait à tout sauf à cela, mais elle le laissa faire.
— Sans accusation, pas de procès, dit l’évêque d’une voix rassurante. j ’espère seulement que, mis à part Alto von Brabant, personne n’est au courant.
— Personne, répondit Afra, soulagée et triste à la fois.
Elle attendait inquiète et silencieuse le sort que lui réservait cet intrigant. Elle n’aurait pas été surprise que Wilhelm von Diest lui annonce qu’il connaissait aussi l’existence du mystérieux parchemin caché dans la bibliothèque du couvent des dominicains.
Mais il n’en eut pas le temps.
Le bruit assourdi des tambours et des trompettes auquel se mêlaient les cris de joies des courtisanes leur parvenait d’en bas.
Après les beuveries, le temps était venu pour elles de satisfaire les dignes abbés et les chanoines dédouanés de leurs scrupules par l’indulgence plénière et la bénédiction du Tout-Puissant.
Afra et l’évêque restèrent indécis face à face un moment. La plus grande confusion régnait dans
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