Les Conjurés De Pierre
cadavre.
— Que s’est-il passé ? demanda-t-il à Hügelmann.
— Des hommes encapuchonnés ont tenté cette nuit de saccager la cathédrale. C’est le seul qui n’ait pas réussi à fuir. Les bourgeois en colère l’ont roué de coups.
— Cet homme-là ? fit Werinher en désignant le cadavre d’un hochement de la tête.
Hügelmann acquiesça.
— De qui s’agit-il ? Je crois deviner. C’est Ulrich von Ensingen !
— Quelle ineptie ! Maître Werinher, je comprends votre amertume mais vous allez trop loin. Vous n’avez pas à jeter la pierre sur maître Ulrich. Il n’est pas responsable de ce désastre. Croyez-vous sincèrement que maître Ulrich puisse avoir un intérêt à détruire la cathédrale ?
— Mais, qui est cet homme ? demanda encore Werinher en jetant un œil sur le cadavre.
— Un ancien moine. Ce qui est inquiétant c’est qu’il n’était pas seul cette nuit. Ils étaient toute une bande venus commettre leurs méfaits. Celui-là porte une marque au fer rouge sur son avant-bras, une croix barrée.
— Vous avez une idée de ce que signifie cette marque ?
— Oui, mais je ne puis vous le dire.
— Pourquoi donc ?
— C’est un des nombreux secrets de la curie romaine qui ne se transmettent qu’aux personnes ayant reçu les ordres majeurs.
— Ne faites pas tant de mystères, monsieur le doyen. La croix barrée désigne celui qui a renié sa foi ou rompu ses vœux, en l’occurrence un apostat ou un moine excommunié.
— Maître Werinher ! s’écria le doyen dépité, comment savez-vous cela ?
Werinher se força sans grand succès à sourire.
— S’il est vrai que mon corps est infirme aujourd’hui, mon esprit fonctionne aussi bien qu’autrefois. Nous autres architectes signons nos œuvres à l’aide d’emblèmes et de symboles que nous ne marquons pas au fer rouge à même la peau, mais que nous gravons discrètement dans la pierre. C’est plus élégant et plus durable à la fois, expliqua-t-il en regardant le doyen à la dérobée.
Hügelmann von Finstingen prit subitement une attitude plus réservée.
— De toute manière, en quoi cela vous concerne-t-il ? lui répliqua-t-il sèchement.
Un nombre toujours croissant de personnes sortait maintenant de la cathédrale. Un valet déguenillé arriva en tirant un âne têtu.
Il attacha les pieds du cadavre avec une corde qu’il passa autour de l’encolure de l’âne. Puis il donna un coup sur la croupe de la bête pour la faire avancer.
Le valet prit la direction du Pont aux Supplices avec l’âne et le cadavre, escorté par un cortège qui se lamentait, gémissait ou dansait frénétiquement.
Des hommes, des femmes et même des enfants proféraient des jurons et des malédictions sans même savoir de quoi il retournait. Ils crachaient et urinaient sur ce qu’ils supposaient être le cadavre du diable qui se dépouillait progressivement de ses vêtements.
Des chiens aboyaient, grognaient et mordaient les bras de l’homme bringuebalé sur le pavé.
La foule en délire célébrait la mort de Lucifer comme s’il s’était agi d’un office solennel à la cathédrale. Dans les rues que la populace empruntait, les gens se penchaient aux fenêtres pour voir le diable supplicié. Des femmes angoissées étaient prises d’accès de fou rire et d’autres vidaient au passage le contenu de leurs pots de chambre sur le cadavre.
Une fois arrivé au Pont aux Supplices, le valet détacha les pieds du cadavre, enfin pour être plus exact de ce qu’il en restait, et le souleva pour le jeter dans l’Ill au milieu de la jubilation générale.
— Que le diable l’emporte ! cria un homme corpulent au crâne rasé, dont les gestes saccadés rappelaient ceux des automates qui, pour quelques sous, se donnent en spectacle dans les foires.
— Que le diable l’emporte ! reprit la foule à l’envi.
L’horrible phrase résonna des heures durant dans les rues de Strasbourg. La foule était en délire.
Toute cette agitation fébrile laissait Afra indifférente. Elle avait déjà suffisamment de soucis. Elle ne cessait de ressasser les événements de la nuit passée. Elle remit de l’ordre dans le bureau du chantier, ramassant tout ce qui se trouvait par terre, triant les plans et les feuilles de calcul. Lorsque soudain, elle entendit la porte s’ouvrir.
Afra s’attendait à voir entrer Ulrich. Elle espérait qu’il lui fournirait des explications sur sa longue absence, mais
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