Les Conjurés De Pierre
volontairement calme, mais pourquoi ne prendriez-vous pas la première voiture pour essayer de rattraper le jeune marchand ! Gereon Melbrüge n’a qu’un jour d’avance sur vous. Vous l’aurez rejoint avant qu’il n’arrive dans la région de Salzbourg !
Afra regarda le manchot avec un air ahuri, comme s’il venait de l’initier au mystère de la révélation de saint Jean.
— Tu penses que je pourrais…
— Si c’est vraiment important pour vous, alors vous devez au moins essayer. Dites au jeune Melbrüge, que c’est le bibliothécaire du couvent des dominicains qui vous envoie, dites-lui que j’ai laissé par mégarde dans un des livres un document important pour l’ordre. Je ne vois pas pourquoi il ne vous le rendrait pas.
Il y a un instant, Afra allait l’étrangler, et maintenant elle se retenait de lui sauter au cou. Tout n’était pas encore définitivement perdu.
— Le jour vient à peine de se lever, remarqua le manchot. C’est à cette heure-ci que les voitures se rassemblent sur l’aire des attelages près de la cathédrale pour embarquer les voyageurs et les marchandises à livrer. Dépêchez-vous, vous avez encore toute la journée devant vous. Dieu vous garde !
En un tournemain, Jakob Luscinius venait de lui redonner espoir.
— Adieu ! dit-elle en cachant son émotion. Ne t’inquiète pas, je m’éclipse par la poterne des pauvres pécheurs !
En passant, elle s’empara de l’ ALCHIMIA qu’elle avait mis de côté.
Durant la nuit, l’air s’était rafraîchi. Afra grelottait de tout son corps en quittant le couvent des dominicains par la Predigergasse.
Les rayons du soleil se levant à l’horizon n’éclairaient pas encore les rues humides et ombreuses de la ville, qui se réveillait lentement.
Afra se dirigea vers la Münstergasse où se trouvaient les échoppes des changeurs et notamment celle du riche Salomon où elle allait reprendre sa fortune.
Si elle n’avait pas eu l’heureuse idée de la déposer chez lui, elle l’aurait perdue dans l’incendie de sa maison et serait aujourd’hui sans le sou.
Salomon, un homme corpulent entre deux âges avec une barbe brune négligée et une kippa noire couvrant le sommet de son crâne chauve, venait juste d’ouvrir son échoppe. Il était déjà installé derrière son guichet de bois et attendait d’un air morose les quelques affaires que ce début de matinée lui apporterait.
Il fallait descendre trois marches pour accéder au guichet. Afra avait beau ne pas être particulièrement grande, elle dut rentrer la tête dans les épaules pour passer sous le chambranle de la porte.
Il faisait si sombre à l’intérieur qu’il était difficile de reconnaître une pièce de monnaie frappée à Strasbourg d’une frappée à Ulm.
Les ténèbres auraient pu s’abattre sur la ville comme jadis sur l’ é gypte que le changeur se serait catégoriquement refusé à allumer une chandelle après le lever du soleil.
Bien qu’il connût Afra de vue, il ne se départit pas de son immuable rituel et l’accueillit comme tous ceux qui franchissaient le seuil de son échoppe : courbé sur son pupitre, il levait un œil, sans pour autant regarder le nouvel arrivant, et débitait sur un ton monotone à peine compréhensible :
— Qui êtes-vous ? Quel est votre nom et quel est le montant de vos avoirs ?
— Donnez-moi vingt florins. Faites vite, je suis pressée.
Le changeur n’était jamais aimable, mais le ton pressant de la voix d’Afra, de surcroît si tôt le matin, le rendit encore plus désagréable. Il se leva en bougonnant et disparut.
Afra faisait les cent pas dans l’échoppe lorsqu’une grande femme en tenue de voyage entra avec un fouet à la main.
Afra la salua aimablement et l’autre s’adressa à elle sans ambages :
— Ne seriez-vous pas la femme de l’architecte, Ulrich von Ensingen ? Je vous ai aperçue au banquet de l’évêque.
— Oui, mais encore ? lui répondit Afra, agacée et surprise car elle ne se souvenait pas d’avoir rencontré cette bonne femme.
— J’ai entendu parler de votre histoire, de votre maison qui a brûlé, de votre mari en prison. Si vous avez besoin d’aide…
— Non merci, répliqua Afra bien qu’elle soit à la rue. Mais sa fierté lui interdisait de demander de l’aide à qui que ce fut.
— Vous pouvez me faire confiance, ajouta la femme en s’approchant d’Afra. Je m’appelle Gysela, je suis la veuve de Reginald Kuchler, le
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