Les Conjurés De Pierre
imaginer qu’on ait laissé traîner inutilement une précieuse peau de mouton ou de chèvre. Je n’ai pas besoin de vous expliquer ce que j’ai fait ensuite puisque vous venez de le faire. Autrement, vous ne seriez pas en mesure de me lire actuellement.
Afra se sentait tellement oppressée qu’elle pouvait à peine respirer, elle se redressa pour inspirer profondément. L’écriture s’estompait déjà, allait bientôt s’effacer complètement.
Mais elle ne pouvait pourtant pas déchiffrer plus vite ces pattes de mouches.
Les yeux écarquillés et le cœur battant, j’ai pris connaissance de la lettre que mon frère, rongé de remords, Johannes Andreas Xenophilos, rédigea en l’an 870 ici même, dans cette abbaye. Alors, je l’avoue sincèrement, un monde, un univers, le mien, s’est écroulé devant moi. À la lecture des faits cités par Johannes Andreas concernant le CONSTITUTUM CONSTANTINI, je ne peux ni ne veux continuer à vivre. Que Dieu me pardonne et ait pitié de mon âme ! Amen.
Post-scriptum : je ne doute pas que vous connaissiez l’importance du parchemin. Sinon, vous n’auriez pas entrepris ce long voyage pour le récupérer. J’emporte avec moi dans la tombe une question : comment êtes-vous entrée en possession de ce dangereux document ?
Post-scriptum : j’ai remis le parchemin à sa place dans le Compendium theologicae veritatis . Vous ne trouverez pas le livre dans la bibliothèque où il serait à sa place s’il ne renfermait pas ce document terrifiant, mais dans le laboratoire, troisième étagère, première rangée du haut. Soyez sans inquiétude, je n’en ai parlé à personne. Amen.
Les derniers mots quasiment illisibles, gribouillés à la hâte, s’effaçaient progressivement.
Pourquoi frère Jean avait-il préféré quitter ce bas monde qui semblait tant le désespérer ? Pourquoi le pape et la loge des apostats usaient-ils de leurs influences et de leurs pouvoirs pour s’approprier le document ? Il y avait forcément un lien entre les deux questions. Afra replia le papier et le glissa dans sa poche. Puis elle s’élança en courant dans le couloir, arriva dans le cloître où elle aperçut deux moines recueillis marchant d’un pas lent et mesuré, les bras croisés et les mains glissées dans les manches de leur bure. Elle se cacha derrière une colonne double, puis partit sur la pointe des pieds vers le laboratoire.
Troisième étagère, première rangée ! Elle ne pouvait pas se tromper. Afra tendit le bras pour attraper le livre. Quand elle l’eut en main, ses doigts tremblaient comme une feuille. Elle l’ouvrit : il était là !
Afra glissa le parchemin dans sa veste et remit le livre à sa place.
Frère Jean ! Elle voulait le revoir avant de quitter l’abbaye. Elle entra à pas feutrés dans la petite salle.
Frère Jean ?
Son cadavre avait disparu. Pas une trace de l’alchimiste. Rien n’avait bougé dans la pièce.
Submergée par une effroyable peur, elle s’enfuit à toutes jambes, traversa le laboratoire et descendit l’escalier en colimaçon. Hormis le sifflement du vent entre les vieilles murailles, tout était calme.
Pour ne pas éveiller les soupçons, Afra se rendit ce jour-là à la bibliothèque afin de poursuivre ses recherches.
Quand frère Maurus sonna la cloche signalant la fermeture de la bibliothèque juste avant les vêpres et qu’il insista pour qu’elle se dépêche, elle éprouva un grand soulagement.
Deux nouveaux hôtes étaient arrivés à l’hostellerie : un vieil homme barbu et son fils, le portrait craché de son père.
Ils avaient la même coupe de cheveux mais pas la même couleur, ceux du père étaient blancs comme la neige. Les deux hommes, originaires de Florence, se rendaient en Sicile.
Lors du dîner, Afra conversa avec les Florentins. Le vieux, qui avait la langue bien pendue, raconta qu’ils avaient été retardés d’une journée dans leur voyage à cause du pape.
Sa Sainteté – et en disant cela le vieux s’inclina moqueur – se rendait escortée par des milliers de cardinaux, d’évêques, de chanoines, de curés ordinaires et de nonnes extraordinaires à Constance, une ville située au nord des Alpes où il avait convoqué un concile.
Afin que Jean XXIII et ses troupes puissent progresser sans entrave, sa garde avait coupé toutes les routes à la circulation et interdit qu’on stationne sur le parcours du cortège papal. Le vieux, l’air méprisant, cracha par
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