Les Conjurés De Pierre
se seraient retirées chez les clarisses, les dominicaines ou les franciscaines. Mais ce n’était pas le genre d’Afra.
Elle caressait l’idée d’abandonner son nom d’emprunt qui lui avait rendu de fiers services depuis son départ de Venise. Cependant, tant qu’elle s’appellerait Kuchler, elle était à l’abri des apostats.
Elle pouvait aussi conserver cette identité et poursuivre le même métier. Pourquoi ne se lancerait-elle pas dans le commerce du tissu ? Elle disposait de suffisamment d’argent pour monter une affaire.
Elle était précisément en train d’y réfléchir quand un homme se présenta à la porte de la maison Pfefferhart souhaitant parler à Gysela Kuchler.
Afra fut prise d’une vive inquiétude en voyant approcher l’inconnu qui se présenta sous le nom d’Armandus Villanovus.
— Ai-je bien l’honneur de parler à Gysela Kuchler de Strasbourg ?
L’inconnu, un homme grand et maigre vêtu d’un pourpoint et d’un surtout noirs esquissa un sourire embarrassé.
Afra ne répondit pas. Elle ne le regardait pas vraiment tant elle était préoccupée. Cet homme lui disait quelque chose. Où, et dans quel contexte, avait-elle entendu son nom ?
L’homme, s’apercevant qu’Afra ne le remettait pas, devança ses questions :
— Venise, église Madonna dell’ o rto.
Afra mit quelques instants à recouvrer ses esprits. Elle revit la scène, l’apostat discutant dans l’église avec Gysela Kuchler. Pourtant, ce n’était pas lui.
— Vous ? Je ne me souviens plus très bien !
— Nous avions rendez-vous. Mais j’avais eu un empêchement. Joachim von Floris était venu à ma place.
— Oui, effectivement, répliqua Afra, feignant de rester calme. Pourvu qu’Armandus Villanovus ne remarque rien de son trouble !
— J’ai été très surpris de voir votre nom sur la liste des nouveaux arrivants à Constance. Nous pensions tous que la peste vous avait emportée !
— Une erreur comme vous pouvez le constater !
— Et Afra, la femme avec le parchemin ?
— Pourquoi cette question ?
En guise de réponse, Armandus Villanovus retroussa sa manche pour lui monter la marque de Caïn, la croix barrée.
— Dois-je être plus explicite ?
Afra sut immédiatement ce qu’elle devait lui répondre.
— Afra est morte. Elle a été victime de la peste, lui dit-elle avec un tremblement presque imperceptible dans la voix.
— Et le parchemin ?
Afra haussa les épaules.
— Je n’en ai aucune idée ! Si elle l’avait sur elle, il a brûlé avec son cadavre, dit-elle en tressaillant d’effroi.
Armandus Villanovus se grattait le menton, perplexe.
— Notre mission s’achève donc ici. C’est très regrettable. Elle nous aurait apporté la richesse, mais surtout le pouvoir et l’influence. Et maintenant, ce concile va tourner à la mascarade.
Afra, les sourcils froncés, interrogea des yeux Villanovus.
— Vous me devez quelques explications.
— Croyez-vous vraiment que ce bouffon de pontife ait pris lui-même l’initiative de convoquer ce concile dans l’intention de rassembler les brebis perdues de son troupeau ? répliqua-t-il avec un sourire fielleux.
— C’est ce qu’on dit en tout cas, et c’est ce que pensent les participants.
L’apostat éleva une main :
— Pour réunir un concile, il faut un motif religieux qui cache, en vérité, la volonté d’assurer et de préserver un pouvoir. C’est parfaitement le cas ici. L’existence du parchemin représente une menace pour le pape de Rome. Voilà pourquoi il a fait appel à nous, à ses pires ennemis. Le pape Jean est un homme qui manque de rigueur. Il est prêt à sacrifier ses convictions pour conserver son pouvoir. En réunissant les églises séparées, il prend le risque d’être démis de sa fonction. Si trois papes revendiquent chacun pour eux la légitimité, il ne reste plus qu’une solution pour sortir de l’impasse : trouver un quatrième pape. Vous comprenez ?
Afra acquiesça d’un air absent. Le discours de l’apostat soulevait bien d’autres questions qu’elle lui aurait volontiers posé, dont une, la plus préoccupante : que se passerait-il si le parchemin réapparaissait, ici, en pleine négociation ? Mais Afra n’était pas de taille à affronter Villanovus, elle n’avait pas assez d’aplomb pour lui donner le change. Elle était vraiment inquiète. Les yeux vifs de l’inconnu posés sur elle n’étaient pas faits pour la rassurer.
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