Les Conjurés De Pierre
que prospérer, compte tenu du fait que toutes les villes d’Europe avaient leur propre monnaie et que les cours étaient variables. Il fallait savoir habilement négocier le change en sachant que, de toute manière, le changeur n’était jamais perdant.
Afra choisit un certain Pileus dans la Brückengasse à proximité du Palais du Doyen, uniquement parce que son échoppe sous les arcades d’une maison patricienne lui faisait bonne impression. Elle se débarrassa de sa fortune dans l’arrière-boutique derrière un rideau et la donna au jeune changeur. Il la déposa dans une cassette de fer qu’il verrouilla. Il tendit ensuite la clef à Afra puis alla enfermer la cassette dans une armoire, dont les solides vantaux en bois étaient renforcés par des bandeaux de fer. Afra lui paya un mois d’avance. Une fois dans la rue, elle se sentit plus rassurée.
Elle entendait les joueurs de tambour et de fifre sur la place de l’église et les tonnerres d’applaudissements et de bravos qu’ils recueillaient. Intriguée, elle essaya tant bien que mal de se frayer un passage à travers la foule compacte. Les gens se grandissaient pour mieux voir. L’air empestait le graillon, le poisson, la graisse de mouton et l’oignon.
Ce mélange d’odeurs immondes suffisait à vous couper l’appétit pour trois jours au moins.
Mais cela ne dérangeait manifestement pas les curieux qui se pressaient autour d’une estrade coiffée d’un chapiteau rouge et blanc pour assister au spectacle que donnait une troupe de saltimbanques.
À l’instant, un nain faisait danser un ours brun. Dressé sur ses pattes de derrière, la bête était deux fois plus grande que lui. Les spectateurs riaient de voir l’animal sautiller au son de la musique que jouaient trois musiciens. Ils poussaient de hauts cris d’enthousiasme à chaque fois que le lourdaud retombait en dehors de la tôle servant de piste de danse, car le nain tirait alors sur la chaîne accrochée à ses narines lui arrachant des grognements déchirants de douleur. Rares étaient ceux qui avaient compris que la pauvre bête se dandinait ainsi parce qu’elle se brûlait les pieds sur la tôle chauffée à blanc.
Deux jeunes filles circulaient à travers la foule en jouant du tambourin. Les spectateurs ravis jetaient quelques sous dans le creux de leurs décolletés.
Dès que l’ours eut terminé son triste numéro, un jeune cracheur de feu au torse nu et musclé bondit sur l’estrade. Il portait des hauts-de-chausses vert clair et avait l’air d’un fakir avec son turban blanc sur ses cheveux bruns et frisés. À sa vue, des jeunes filles poussèrent des « ah » et des « oh » admiratifs.
Le beau jeune homme tenait dans une main deux torches enflammées et dans l’autre une bouteille.
Il porta le goulot de la bouteille à ses lèvres, prit une gorgée, puis la tendit à Afra qui s’était avancée au premier rang. Afra rougit.
Les spectateurs captivés regardaient les torches. Le fakir fit un pas en avant comme pour s’élancer et cracha en l’air le liquide qu’il avait gardé en bouche. D’un geste vif, il porta la torche vers le jet qui s’enflamma et fusa comme le feu jaillit de l’épée de saint Michel. Les badauds effrayés firent un bond en arrière.
Afra le regardait, fascinée. Au-delà de la prouesse qui restait pour elle mystérieuse, l’assurance et l’audace du jeune homme bravant les flammes la captivaient. Salué et encouragé par la vivacité des applaudissements, le fakir répéta son numéro. Il tendit la main vers Afra avec un sourire aimable, s’attendant à ce qu’elle lui rende la bouteille.
Mais la jeune femme ne broncha pas. Pourtant, elle avait les yeux rivés sur lui. Lorsque leurs regards se croisèrent enfin, elle eut l’impression qu’il l’arrachait à un rêve. Les regards des spectateurs posés sur elle la troublèrent et elle rendit la bouteille au fakir avant de décamper au plus vite. Elle se fraya un passage dans la foule et disparut. L’image du jeune homme au corps d’airain la poursuivit encore longtemps après.
Dans les jours suivants, elle ne parvint pas à chasser de sa mémoire le beau cracheur de feu. Elle essayait d’oublier le regard pénétrant de l’audacieux jeune homme. Le moment n’était pas choisi pour tomber amoureuse d’un homme, qui plus est, d’un saltimbanque. Elle devait refaire sa vie sans compter sur personne. D’autres femmes dans sa situation auraient pris le voile et
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