Les Conjurés De Pierre
bêtise ! Si c’était le cas, comment pourrait-il s’adresser aux Français et aux Espagnols ?
Le débat était ouvert et le ton montait. Une nonne arracha la coiffe d’Euphemia. Deux autres en vinrent aux mains. Il ne fallut que quelques secondes pour que toutes s’en mêlent. Elles se griffaient, se mordaient, se donnaient des coups de pieds et se tiraient les cheveux en hurlant comme des mégères.
Ce n’était qu’un cas d’hystérie parmi tant d’autres, survenant régulièrement dans les abbayes à la suite de longues semaines de contemplation et d’observance du silence.
Un courant d’air violent souffla subitement sur les religieuses déchaînées, les chandelles et les torches éclairant faiblement la cave s’éteignirent en dégageant une fumée asphyxiante.
— Que Dieu nous vienne en aide ! dit une voix dans l’obscurité.
Tandis qu’une autre, fluette et apeurée, balbutiait :
— Le… le diable !
Une silhouette hâve, presque transparente, apparut dans l’escalier avec une chandelle à la main : la mère abbesse.
— Seriez-vous devenues complètement folles ? dit-elle sur un ton péremptoire en saisissant de sa main gauche la croix qu’elle portait à son cou. Le diable se serait-il emparé de vos esprits ? siffla-t-elle en brandissant la croix vers les visages décomposés.
C’était fort possible, à en croire les séquelles que les nonnes avaient gardées de la bagarre. Les pieuses femmes avaient à peu près toutes perdu leurs coiffes qu’elles avaient piétinées dans le feu de l’action. Certaines, tournées vers le mur, avec leurs robes complètement déchirées, priaient à genoux en joignant leurs mains ensanglantées. D’autres se serraient l’une contre l’autre en gémissant.
Cela puait la sueur, l’urine et le suif brûlé.
L’abbesse s’approcha de l’une, puis de l’autre, éclairant chaque visage avec sa lanterne comme si elle voulait les ramener à la raison. Elle observait ces yeux empreints de haine ou de désespoir, mais presque jamais d’humilité.
En arrivant à la hauteur de Philippa, elle s’arrêta. La bibliothécaire était assise par terre, appuyée contre le tonneau, la jambe gauche bizarrement tournée vers l’extérieur, le regard vide.
Lorsque l’abbesse éclaira son visage, Philippa ne réagit pas. Et quand elle voulut l’attraper par l’épaule, la vieille nonne s’effondra sur le côté comme un gros sac de grain avant même que l’abbesse ait pu dire un mot.
Un petit cri parcourut l’assemblée. Les nonnes se signèrent. Quelques-unes, bouleversées, s’agenouillèrent. L’abbesse ne tarda pas à retrouver sa contenance.
— Dieu l’a punie pour avoir vendu son âme au diable, dit-elle d’une voix monocorde. Que Dieu ait pitié de cette âme misérable !
Conformément à la règle de l’ordre, le corps de mère Philippa fut glissé dès le lendemain dans un grand sac de jute et déposé sur une planche en bois, marquée d’une croix à quatre branches d’égale longueur, portant son nom gravé et peint en rouge.
Toutes les nonnes de l’abbaye avaient déjà leurs planches prêtes à être utilisées en cas de décès. Elles étaient entassées dans la crypte sous l’église.
Le hasard voulut que celle de Philippa se trouve la première sur la pile. L’abbesse ne manqua pas d’y voir un signe du ciel.
Le curé de l’église de la ville voisine recevait habituellement la confession des nonnes et disait la messe, un ivrogne bedonnant et vaniteux qui, en contrepartie de ses services religieux, exigeait quelques dédommagements en nature – la rumeur courait qu’il tentait même sa chance auprès des jeunes fiancées lorsqu’il célébrait leurs mariages. Ce vaillant ecclésiastique, donc, bénit le corps de Philippa qui fut glissé dans une niche creusée dans le mur de la crypte que l’on referma avec une plaque de pierre.
Le curé reçut en guise de paiement deux miches de pain et un tonnelet de bière qu’il chargea sur sa carriole tirée par des bœufs.
Puis il donna quelques coups de son fouet dépourvu de lanière sur les bêtes et partit.
Alto von Brabant se retrouva dans une fâcheuse situation. Il lui fallait achever le retable de sainte Afra sans son modèle.
Il avait cependant conservé, gravés en sa mémoire, les traits de son modèle, le teint de sa peau et chaque ombre que projetaient les rondeurs de son corps. Alto feignit de se renseigner sur la disparition
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