Les Conjurés De Pierre
ferveur inhabituelle et des trémolos dans la voix. On eût dit qu’elles imploraient le pardon de Dieu. a près les complies, sœur Philippa descendit dans la cave pour voir ce que devenait Afra. Avait-elle tout d’un coup mauvaise conscience ou avait-elle eu une intuition subite ?
En découvrant sur le grabat la robe de la novice, elle poussa un cri et courut au réfectoire où les nonnes étaient rassemblées.
— Dieu le Père a rappelé au ciel Afra corps et âme ! s’écria-t-elle en ouvrant la porte.
Les chuchotements et les murmures cessèrent instantanément. La voix de l’abbesse rompit ce soudain silence :
— Tu délires, Philippa ! Tais-toi et ne blasphème pas. Seule Marie, notre Mère, est montée au ciel corps et âme comme nous l’enseigne la doctrine de l’ é glise.
— Non, insista la nonne en proie à une vive agitation, Dieu le Père l’a rappelée à lui. Elle a abandonné sur place ses vêtements terrestres et elle a franchi les portes verrouillées du poenitarium. Venez voir par vous-même !
Les nonnes attentives et silencieuses furent prises d’une soudaine panique. Quelques-unes sortirent du réfectoire à toutes jambes, comme si elles avaient le diable aux trousses, et se précipitèrent dans l’escalier menant à la cave pour constater de leurs yeux le miracle. Les autres les suivirent ensuite. Quelques instants plus tard, elles étaient toutes là, collées contre les grilles du cachot, les yeux rivés sur la robe, bouches bées ou bouches cousues. Certaines murmuraient tout bas des prières, d’autres poussèrent des cris stridents et tombèrent en extase en levant les yeux vers le ciel.
Luitgard s’écria alors :
— Qu’avez-vous donc fait pour que le Seigneur rappelle Afra à lui ?
— Dans le fond, une petite voix se fit entendre :
— C’est de la faute de Philippa. C’est Philippa qui a mis le feu au scriptorium.
Et les nonnes reprirent en chœur, toujours plus nombreuses :
— Philippa a mis le feu !
— Taisez-vous, au nom de Jésus Christ, taisez-vous !
La voix hargneuse de Philippa déchira brusquement le silence de la cave. Une nonne s’appuya sur les épaules d’une autre pour grimper sur un vieux tonneau fêlé.
— Mes sœurs écoutez-moi ! cria-t-elle à l’assemblée en émoi. Qui nous dit que c’est le Seigneur Dieu qui a libéré Afra du cachot et qui l’a fait monter au ciel ? Ne serait-ce pas plutôt le diable qui l’aurait dépouillée de ses vêtements et l’aurait aspiré de son souffle puissant à travers les barreaux de la grille ? Nous savons toutes que seul Satan use de tels artifices. Il est, du reste, bien le seul à pouvoir en pincer pour une jolie fille de ce genre. Alors gardez-vous de blasphémer en pensée les œuvres de Notre Seigneur !
— C’est juste ! s’exclamèrent les unes.
— C’est absurde ! protestèrent les autres.
— Ne serait-ce pas toi Philippa qui as mis le feu ? N’était-ce pas toi qui voulais te débarrasser d’Afra ? Elle était sans doute trop belle et trop jeune ! dit une voix.
Le silence retomba dans le poenitarium, et tous les yeux se braquèrent sur Philippa. Sa bouche s’étira ; une ride sombre lui barra le front.
— Comment peux-tu oser m’accuser d’un tel crime ! Le Seigneur te punira ! feula-t-elle entre ses dents.
Un silence embarrassé planait sur l’assemblée. Toutes savaient que les murs avaient des oreilles. Toutes savaient qu’il n’y avait pas de secret dans l’abbaye, mais aucune n’avait jamais osé, jusqu’à présent, évoquer ce système d’écoute.
C’est pourquoi la stupéfaction fut totale lorsque l’une d’entre elles, Euphemia, qui venait de terminer son noviciat, rétorqua :
— Révérende mère Philippa, vous n’avez pas besoin de jouer la comédie. Tout le monde a pu vous entendre critiquer Afra. La mère abbesse vous a laissé le soin de l’écarter. Vous lui avez tendu un piège sournois. Dieu ait pitié de vous, révérende mère ! Mais votre méfait n’a pas échappé au Seigneur qui l’a rappelée à lui comme une sainte.
— Afra est une sainte ! s’écria une novice.
— Le diable l’a enlevée ! rétorqua une autre.
Luitgard haussa le ton afin que toutes puissent l’entendre :
— Afra récitait l’Ave Maria en latin !
— Le diable connaît aussi le latin, lança une voix.
— Absolument pas ! Le diable parle allemand !
— Allemand ! Quelle
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