Les Conjurés De Pierre
bien, c’est le chemin le plus sûr pour sortir sans éveiller l’attention. Ce palan servait autrefois à hisser des sacs de céréales et des tonneaux dans l’enceinte de l’abbaye. Je vais te passer une corde sous les bras pour te faire descendre doucement. N’aie aucune crainte, la corde qui court sur la poulie divise ton poids par deux. Je pourrais te retenir d’une seule main le cas échéant. De plus, il n’y a qu’une vingtaine de mètres jusqu’au sol en bas. Un batelier t’attend au pied du mur. Il s’appelle Frowin. Tu peux lui faire confiance. Il va t’emmener sur sa gabare jusqu’à Ulm. Une fois là-bas, tu te rendras dans le quartier des pêcheurs et tu demanderas un certain Bernward. Il t’hébergera jusqu’à mon arrivée.
L’orage s’était éloigné. À la faveur des éclairs qui zébraient encore par intermittence le ciel d’une lumière blafarde, Afra jeta un coup d’œil anxieux dans le vide. Son cœur se mit à battre plus fort, mais elle n’avait pas le choix. Alto lui passa la corde sous les aisselles et la noua sur sa poitrine.
— Bonne chance, lui dit-il en la poussant vers le bord. D’un seul coup, la jeune fille se retrouva subitement entre le ciel et la terre, suspendue au bout d’une corde et tournoyant sur elle-même.
Un vieil homme barbu la réceptionna en bas :
— Je suis Frowin, marmonna-t-il d’une voix grave, ma gabare nous attend en aval sur le fleuve. J’ai une cargaison de peaux à livrer, des peaux de vaches et de daims pour les riches. Nous appareillerons au lever du jour.
Afra hocha la tête en guise de remerciement et emboîta le pas du batelier sur le petit sentier à travers champs menant à la rive.
La gabare ressemblait à ces embarcations à fond plat qui ont un faible tirant d’eau. La proue ressortait à la verticale comme la tête d’un monstre marin. La précieuse cargaison était protégée de la pluie et du vent par des bâches solidement arrimées par des cordes. Dans la coque longue d’une trentaine d’aunes, Frowin avait construit, à l’aide de grosses planches, une petite cabine qu’il avait aménagée assez sommairement avec une table, un banc et un coffre servant aussi de couchette. Afra s’y installa.
Une petite lanterne posée sur la table éclairait la cabine. Afra osait à peine regarder le batelier dans les yeux. Elle observait d’un air absent la lumière douce de la chandelle. Quant à Frowin, les bras croisés, il se taisait et regardait fixement devant lui. Des gouttes de pluie tombaient entre les planches du toit. Lasse de ce silence pesant, Afra finit par engager la conversation :
— Alors comme ça, vous êtes un ami de maître Alto, le peintre du Brabant ?
Le batelier barbu ne desserra pas les lèvres, comme s’il n’avait pas entendu la question, puis il cracha par terre et essuya le sol avec la pointe du pied.
— Mouais, finit-il par dire, puis se tut à nouveau.
Afra ne se sentait pas particulièrement à l’aise. Elle se forçait à regarder le batelier au visage sillonné de profondes rides et au teint tanné par la vie au grand air, presque aussi foncé que la peau d’un Africain. Sa barbe noire bien fournie contrastait avec le léger duvet de cheveux qui auréolait son crâne.
— Ami, c’est beaucoup dire, reprit-il de façon inattendue, comme s’il avait réfléchi longtemps à la réponse qu’il allait donner. Nous nous sommes rencontrés pour la première fois il y a quelques années. Grâce à lui, j’ai effectué un transport de Ratisbonne à Vienne qui m’a rapporté beaucoup d’argent. C’est le genre de service qu’on n’oublie pas quand les temps sont durs, comme ceux que nous vivons aujourd’hui. Le peintre semble tenir particulièrement à vous. En tout cas, en remettant votre destin entre mes mains, il m’a fait jurer de vous conduire saine et sauve jusqu’à Ulm. Alors, belle enfant, n’ayez aucune inquiétude.
Afra se sentit un peu rassurée.
— Combien de temps dure la descente ?
Le vieux batelier balança la tête de droite à gauche.
— Comme les eaux sont en crues, nous irons plus vite. Mais il faut bien compter deux jours quand même. ê tes-vous pressée ?
— Absolument pas, mais c’est la première fois que je fais un si long voyage et, de surcroît, en bateau. C’est une belle ville, Ulm ?
— C’est surtout une grande ville, vivante et riche. Et les artisans d’Ulm, ajouta Frowin en levant son index pour souligner
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