Les Conjurés De Pierre
l’importance de ce qu’il allait dire, construisent les meilleurs bateaux qui soient au monde, les chalands d’Ulm.
— Votre bateau vient de là ?
— Malheureusement pas. Un pauvre bougre comme moi, avec une femme et trois enfants à nourrir, ne peut pas s’offrir de bateau aussi coûteux. J’ai construit moi-même cette embarcation voilà trente ans. Elle n’est pas particulièrement élégante, je l’avoue, mais elle rend des services équivalents à ces chalands d’Ulm. De plus, cela ne dépend pas tant du bateau que du batelier. Pour aller jusqu’à Passau sans encombre, il faut connaître tous les courants du fleuve et savoir exactement comment les prendre. Vous n’avez aucune inquiétude à avoir.
Au fur et à mesure que les heures passaient, Afra avait de plus en plus confiance dans le batelier si avare de ses mots dans les premiers instants. Lorsqu’il finit par lui demander ce que contenait cet étui qu’elle ne lâchait pas comme s’il s’agissait d’un fabuleux trésor, elle n’hésita pas à lui répondre.
— C’est ce que j’ai de plus précieux au monde, répondit-elle en glissant l’étui en cuir élimé dans son corsage. Mon père me l’a donné avant de mourir. Il m’a dit que je ne devais l’ouvrir qu’en cas d’extrême nécessité, quand, à bout de forces, je ne saurais plus comment faire pour m’en sortir. Ouvert dans d’autres circonstances, il ne m’apporterait que des malheurs.
Les yeux de Frowin brillaient de curiosité. Il tripotait nerveusement sa barbe :
— Savez-vous s’il contient un secret ? L’avez-vous déjà ouvert ?
Remarquant le sourire mitigé d’Afra, le batelier se reprit :
— Vous n’avez pas besoin de me répondre. Pardonnez ma curiosité.
La jeune fille secoua la tête.
— Je ne vous en veux pas. La seule chose que je puisse vous dire, c’est que j’ai failli bien des fois ouvrir cet étui, mais après mûre réflexion, je finissais toujours par penser qu’il y avait encore de l’espoir et que j’avais encore la force de continuer à vivre.
— Je pense que votre père devait être un homme intelligent.
— Oui, c’est juste, répondit Afra en baissant les yeux.
Les premières lueurs de l’aube filtraient par une fente dans la porte. Des nuées de brume rampaient à la surface de l’eau d’où montait un air glacial. Il avait cessé de pleuvoir.
Frowin jeta une grande pèlerine sombre sur ses épaules, mit un chapeau à large bord et se frotta les mains pour les réchauffer.
— Eh bien soit, nous partons, dit-il tout bas.
Il sauta sur la berge et détacha les amarres nouées autour d’un tronc, puis éloigna le bateau de la rive avec une longue gaffe et poussa l’avant vers le large. La gabare dériva un moment en travers du fleuve avant d’être entraînée en aval par le courant.
Mis à part les grincements du gouvernail permettant à Frowin de manœuvrer, le bateau glissait sans faire de bruit sur l’eau. Ils avaient parcouru deux lieues lorsque la brume commença à s’épaissir.
Les rives étaient maintenant à peine visibles. Subitement se dressa devant eux une montagne blanche et vallonnée dans laquelle ils allaient s’enfoncer, un mur de brouillard, si épais qu’ils ne voyaient même plus l’avant du bateau.
— Nous devons rejoindre la rive ! cria le batelier de son gouvernail. Tenez-vous bien !
Afra se cramponna au banc de bois dans la cabine. Le bateau alla heurter la rive, puis ce fut à nouveau le silence, un silence de mort.
À l’abbaye Sainte-Cécile, personne n’avait encore remarqué la disparition d’Afra. Apparemment en tout cas. La vie suivait son cours habituel.
Les travaux de couverture de l’abbatiale s’achevaient, et les nonnes s’activaient dans le scriptorium à réparer les dommages causés par le feu, somme toute assez limités puisqu’il n’avait vraiment pris qu’à certains endroits.
Hormis quelques livres sans valeur entreposés sur les étagères inférieures, les documents et les parchemins avaient échappé aux flammes.
L’atmosphère était pesante pendant les travaux de nettoyage. De temps à autre, Philippa jetait un regard timide sur sa comparse comme pour lui faire comprendre qu’elle n’aurait jamais voulu en arriver à cette extrémité ; elles ne se parlaient pas, conformément à la règle.
Pendant les tierces, les sextes, les nones et les vêpres, interrompant leurs activités, elles chantèrent, semble-t-il, avec une
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